Minuit sonne lugubrement. Sur la Grand-Place on distingue un fantôme qui, pâle et soupirant, flotte au gré d’une brise glacée à travers des arcades. Ce fantôme, c’est moi. Ma petite chambre douillette est cette Grand-Place vide où tout à l’heure encore il passait une foule joyeuse et bigarrée, comme il passa dans mon existence un flot tumultueux qui était le flot du bonheur et de l’insouciance. Quelques chiens errant errent en silence. Une affiche déchirée se lamente au mur. Minuit sonne une fois de plus au carillon, car l’heure funeste ne s’éteint jamais. Je regarde le décor sinistre et des larmes amères mouillent ce drap indistinct qui compose tout mon être.
La faute à ce coup d’œil que j’eus ce soir en sortant du magasin sur mon ticket de caisse :
On fait le point sur l’humanité dans toutes les grandes surfaces. Les bilans individuels sont imprimés sur des petits papiers. De la taille d’un miroir de poche. On fouille fébrilement sa veste ou son sac pour en ressortir la liste de courses, mais il est trop tard.
Pourtant, j’étais sûr de moi. Pourquoi me suis-je ainsi fourvoyé ? Les ténèbres couvrent soudain la ville. Je rentre d’un pas lourd. Mon dos voûté peine à compenser ce ventre replet qui bossue disharmonieusement une silhouette autrefois svelte et gracieuse. Dans ma chambre douillette il se murmure entre deux bouchées que les meilleures intentions sont vaines.
On voit sur la Grand-Place un chien hurler à la lune.
La semaine prochaine : Cité nouvelle, par P. Vézinet et G. Gros, librairie Istra, 1975