Le devenir des choses est ma principale préoccupation. Il ne se passe pas une minute sans que je me demande : « Que deviendra ce vieux cahier qui traîne sur mon bureau quand j’aurai décidé de le ranger ? » Il vivra probablement sa vie de vieux cahier dans un de ces bacs à vieux cahiers dans lesquels je range mes vieux cahiers. Mais un homme lucide voit au-delà de la simple apparence et promène sur le monde et les vieux cahiers un regard d’une acuité féroce. Il constate avec le tempérament de l’analyste et le sang-froid du cueilleur de pâquerettes ce que d’autres peinent à imaginer.
Je suis cet homme lucide.
Le cahier qui traîne sur mon bureau est couvert de poussière, pour l’excellente raison qu’il y traîne depuis un certain temps. Je pourrais me vanter d’en avoir suivi le dépôt comme on voit tomber la neige, si cela ne suggérait pas que je n’ai rien d’autre à faire depuis un bon moment. Mais je préfère souligner le rigoureux travail de fourmi de l’inlassable observateur et j’écris ma conclusion d’une plume qui ne tremble pas : ce vieux cahier témoignera pour moi qu’il ne m’était pas indispensable de le conserver plus de quelques années sur mon bureau.
C’est à de semblables traits de génie qu’on reconnaît chez l’homme lucide un talent poétique. Aussi ne faut-il plus s’étonner que je publie des livres, ni qu’on fasse appel à mon coup d’oeil pour juger de la beauté du monde.
Encore il y a quelques mois, un représentant de l’associaton « Prim’vers et prose », sise en la cité de Daoulas, m’interpellait ainsi : « sage parmi les sage, daigneras-tu composer un poème, que nous exposerons avec d’autres au bord de la rivière de Daoulas ? ». Or, il n’est rien qui me tienne plus à cœur que satisfaire le désir bien naturel de mes contemporains pour l’art. En un mot, je daignis.
D’autres écrivains que moi – leur nom importe peu – ont été curieusement associés à l’opération, dont le principe est le suivant : à chacun de nous furent soumis des clichés pris par différents photographes. Il fallait en choisir un, l’observer, écrire une strophe ou deux. L’ensemble, clichés et poèmes, seraient exposés sur des panneaux de bois au bord d’un sentier.
Une photographie du Mont-Saint-Michel, prise par Adrien Le Moigne, attira mon attention. Dire que la muse a penché sur mon épaule son doux regard et guidé ma main délicate tandis que je calligraphiais mon œuvre est très en-dessous de la réalité, quand on considère la justesse du propos. Voilà le travail :
On met en tirant un zip
Le Mont-Saint-Michel en slip
Cela se comprend mieux en regardant la photographie, et le passant curieux ne pouvait manquer de réfléchir à la condition humaine, au réchauffement climatique, à l’industrie de la fermeture éclair, au Moyen-âge, enfin à tout ce qui lui passerait par la tête et n’y serait point passé s’il n’avait eu sous les yeux cette synthèse en deux vers de la mystique universelle et cette photographie prophétique.
Dimanche dernier, le même représentant de l’association « Prim’vers et prose » que j’ai déjà mentionné me vint trouver. « Ô sage parmi les sages, proféra-t-il d’une voix émue, sache que ton œuvre est profanée. »
Bah, songeais-je, car il est parfois bon d’être laconique in petto, bah, songeais-je, allons voir.
J’allai.
C’était encore un coup d’un de ces vandales qui ravagent notre beau pays en inscrivant partout des citations de Montherlant, Stendhal ou Victor Hugo. Quand le gouvernement se décidera-t-il à mettre un terme à leurs ténébreux agissements ?
Tout leur est bon. Il ne leur faut que le prétexte d’un Mont-saint-Michel en petite culotte pour se draper dans leur dignité qu’outrage une honnête rime entre zip et slip. Au fond de leur poitrine bat un cœur de statue. Disons-le tout net : je supporte très mal ce genre d’individus. Ils doivent probablement manger des haricots verts et mettre des glaçons dans leur whisky. La noirceur de l’âme humaine est une chose véritable.
Dans ce cas précis, usurpant cauteleusement la pensée de Victor Hugo – qui ne s’est certainement jamais posé la question de la petite culotte du Mont-Saint-Michel – l’individu en question insiste sur la nécessité de préserver ce monument de toute mutilation. Quand on se permet soi-même de biffer la simple évocation du Mont en sous-vêtement, est-on vraiment bien placé pour donner des leçons ?
Je publie ici, sans remords, les photographies de la dégradation, pour l’édification du plus grand nombre. Jeunes gens, ne succombez pas à la tentation de rendre justice en citant des auteurs qui ne vous ont rien fait. Que cet exemple et les lignes qui précèdent vous soient une source de réflexion.
L’exposition est visible tout l’été. Une quarantaine de poèmes et de photographies sont installées au bord de la rivière. J’ai composé un second poème, sur une photographie de Nat GTD.