Camille de Riveblême à Gaspard Bromzières
Mon cher Gaspard,
Le bonheur que j’ai de vous lire enfin me rend presque incapable de vous répondre – ou, si je réponds, je ne trouve pas facilement de quel sujet vous entretenir. Non qu’il ne me soit arrivé d’étonnantes aventures, ou que je n’aie eu matière à philosopher, mais les événements et les réflexions se bousculent sous mon crâne, et je ne peux me contraindre à mettre un peu d’ordre dans ce tourbillon – j’ai trop à dire.
Qu’importe ? puisque nous communiquons. L’heureuse perspective de vous écrire souvent me remplit de joie. Je tâcherai de vous faire part de mille choses. Les vagues ? J’eusse été bien aise de les observer comme vous fîtes, mais ma myopie me l’interdit autant que le peu d’attrait que je suis susceptible de ressentir pour l’élaboration d’un catalogue – sur le point de la myopie j’aurai aussi quelque… plus tard, plus tard ! – écrivez votre précis un jour, je le lirai : nul doute qu’il sera passionnant et que, comme il arrive aux bons auteurs, le portrait que vous ferez des vagues sera davantage le vôtre que celui de l’océan – je me suis récemment forgé la conviction qu’on ne trouve dans un arbre que… plus tard ! – vous n’êtes pas semblable à du papier à bulles, ce n’est pas ce que je veux dire.
Les premiers temps que nous naviguions, me croirez-vous ? Je cherchais dans la forme des nuages, que je distinguais imparfaitement, à lire des présages. Les cumulo-nimbus m’ont été des oracles distrayants – aucune prédiction ne s’est révélée exacte par la suite. Je me suis vu, plusieurs fois, la proie d’un étrange état de fébrilité que la contemplation du ciel parvenait seule à contenir, état d’autant plus étrange que les profondeurs de la mer, l’immensité de l’espace et la sensation de n’être qu’un fétu sur l’eau sont de nature à m’écraser – ou tout bêtement l’air marin – si le temps est calme, et à me plonger dans une torpeur d’où je peine à m’extraire, mais que je crois propice à la régénération de mon cerveau, car des idées nouvelles me sont venues souvent que je soupçonne avoir maturé dans ces abîmes indéfinis. Il faut bien que ce voyage m’ait tenu tellement à cœur pour que, constatant que je partais pour de bon, l’excitation m’ait soustrait aux influences des éléments. – Tout ceci vous paraîtra fort décousu – ce n’est rien, la prochaine fois j’aurai eu le loisir d’admettre que nous correspondons et mon enthousiasme, tempéré par cette vérité, permettra que je vous fasse un récit mieux conçu – aussi je vous laisse, on m’appelle.
Votre dévoué,
Camille de Riveblême