Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême
Mon cher Camille,
Un monstre qui boit la mer ? Et qui la recrache par les flancs ? Je ne peux que penser au malheureux Sisyphe poussant son rocher, ou aux Danaïdes remplissant inlassablement leur tonneau. Mais votre animal a ceci de monstrueux qu’il est bien réel, et que son supplice ne se déroule pas dans le monde décalqué des Enfers, mais sur nos océans. Tout être a son utilité. Qui sait quelle est sa fonction ? Celle de filtrer l’océan ? Pourquoi le passer ainsi à son épuisette? Sans doute pour se nourrir, ou peut-être pour tenter d’en changer la nature ? Il me brûle d’en savoir davantage et de connaître cette idée que vous avez eue. Car je sais que lorsqu’une lumière s’allume à votre plafond, Camille, elle a toujours l’apparence d’un lustre.
Sachez que de mon côté, je n’ai pas rencontré de créature et, lorsque j’ai franchi la première haie qui ceinturait la plage de la première île, je n’ai vu s’envoler que des oiseaux communs, quoique trop colorés peut-être, dérangés par la soudaine irruption d’un homme dans le petit monde qu’ils avaient appris à savourer clos, ramassé, encloché, à l’abri de toute intrusion. Mon apparition leur apprit sans doute que l’heure était venue de se frotter au monde, à l’ouverture béante de l’océan, et aux contrariétés de toutes sortes, ce qui explique la vigueur de leurs cris, la grossièreté de leurs imprécations, et la faible musicalité de leur chant. J’interprète, bien entendu, car je ne parle pas l’oiseau.
Laissez-moi maintenant vous raconter l’étrange balade que je fis.
Je ne sais où cette île a été pêchée, sur quelle mer anormale, mais elle n’avait rien d’habituel. La première chose que je découvris, une fois les taillis passés et la rumeur de la plage et de ses rouleaux effacée, fut une succession de clairières alignées les unes aux autres comme les éléments d’une marelle, chacune dotée d’une couleur dominante : la première était mauve, parsemée de petites fleurs jaunes, et la suivante d’un beige de nappe de salon, au centre de laquelle trônait un chêne qu’on aurait dit ciré, tant son écorce était polie; plus loin s’ouvrait une clairière d’un vert excessif, d’où s’ébrouèrent des sortes de poules d’eau roses comme des cochons de lait. Je poursuivis ma progression et découvris une autre clairière, d’un bleu tout à fait absurde, tandis qu’autour, les taillis devenaient des arbres serrés comme des planches, que le sol bouclait comme de la moquette, et que le parcours se trouvait comme balisé. J’oserais dire, Camille, que bientôt, j’eus le sentiment de suivre un couloir tout à fait bourgeois, où chaque élément avait été disposé selon des lois de complémentarité et conformément à une esthétique.
Je ne me doutais pas alors de ce qui m’attendait. Comment aurai-je pu imaginer une chose pareille ? Laissez-moi le temps de remettre mes notes et mes esprits en ordre. Vous ne serez pas déçu.
D’ici là, je saurais ce qu’il est advenu de votre téthyphore.
Votre Gaspard