Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême
Mon cher Camille,
Un monstre qui donne à penser ? Lesquelles pensées filent entre les abîmes de l’univers et s’achèvent dans un projet de soupe au potiron ? Souvenez-vous des théories du vieux Pilonor à l’école des Chartes : tout est lié, et du potiron à l’éther, de la soupe à l’esprit, il n’y a parfois qu’un saut de puce. Le vide qui nous gorge et sépare les atomes est le même que celui qui fait les déserts stellaires, et le lien mystérieux qui tient tout cela ensemble (car le vide fait un vilain mortier) ne fait point de différence entre l’âme et le potiron. Tout est matière, disait Pilonor, de la matière à l’esprit : que l’esprit soit encore de la matière, c’est ce que claironnent les matérialistes, qui prennent leur certitude pour trompette. Que la matière soit aussi esprit, voilà qui en revanche est tout à fait vertigineux. Mais je m’égare : le potage me va tout à fait, quand il s’agit de lier ensemble les mystères de l’univers, et je connais un estaminet de Chibognac-Les-Alleux où on en prépare un capable de réconcilier avec le cosmos, les hommes, et même le potiron.
Pour ma part, je vous avais abandonné en plein cyclope. Car comment nommer autrement cet être qui m’ouvrit la porte ? Un œil, Camille, un globe oculaire pour toute tête. Des bras, des jambes, un torse (à ce propos, il portait un costume de marin), mais point de menton, ni de bouche, ni rien de ces colifichets qu’on appelle le nez, les joues, les pommettes ou le front, et qui font tout le visage. Non, un gros œil absurde, d’autant plus, et je tremble encore à ce souvenir Camille, que cet œil n’avait pas de paupières.
Peut-être ai-je trop voulu vous hameçonner en parlant de conversation. Nous restâmes simplement l’œil dans l’œil, communiquant muettement, et vous me croirez si vous le voulez : cet échange fut plus complexe qu’il n’y paraît. Mais cela, je ne le compris que bien plus tard, et j’y reviendrai.
Oui, vous m’avez bien lu : l’homme écarquillait à perpétuité. Comment dormait-il ? Comment pouvait-il vivre sans seulement cligner de temps à autre, activité mécanique, mais sans laquelle nous serions des créatures de pur larmoiement, passant notre vie dans les collyres et les bains optiques ? J’aurais bien voulu lui poser la question, mais j’avais trop peur, et surtout, je le répète, il n’avait pas de bouche. A fortiori point d’oreille pour entendre une question. Nous restâmes tous deux face à face, si j’ose dire, sans rien avoir à se dire. J’aurais pourtant voulu savoir pourquoi, dans ces îles recomposées, se trouvait un couloir de clairière aboutissant à une porte sans logique. Mais la question ne fut pas posée, d’autant que, sans un seul geste, mais d’un simple miroitement de la pupille, il sembla m’inviter à entrer. Ce que j’acceptai sans mot dire, franchissant le seuil.
Savez-vous ce qu’il y avait à l’intérieur ? Non Camille, je ne vais pas vous faire le coup d’interrompre ici la lettre : je vais vous le dire, et peut-être serez-vous déçu. Car la porte n’ouvrait sur aucun horizon, si ce n’est celui d’un déplorable réduit, un appartement tout au plus, aux murs peints de fausses perspectives, sur lesquels un peintre fort médiocre avait barbouillé à l’arrière-plan une sorte d’océan, au premier plan des arbres sommaires. Le tapis couleur sable qui couvrait le sol ne parvenait pas dissimuler l’affreux parquet qu’il devait faire oublier. Au fond de ce corridor, l’être à un œil vivait dans une impasse d’un kitsch absolu.
Aussitôt pris d’un étrange sentiment de malaise, je pris congé de lui :
– Pardonnez-moi, cher monsieur, de vous avoir dérangé.
Il opina de l’œil, et moi du chef. Voilà à quoi se borna notre échange. Puis je rebroussai chemin. Mais c’est alors, Camille, qu’une chose tout à fait fâcheuse se produisit, laquelle fera l’objet de ma prochaine lettre.
J’ai grand hâte que vous me fassiez part de la suite de vos aventures. Prenez garde aux monstres dont la mer est farcie.
Votre Gaspard