Lettre 21 Gaspard à Camille

Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême

Mon cher Camille,


J’ai toujours soupçonné les pyramides de nous cacher quelque chose… S’agit-il ici de pentaèdres ou de tétraèdres ? La pyramide frappe du sceau du mystère le paysage où elle est posée et en métamorphose l’atmosphère et la dramaturgie. Il ne peut rien se passer de normal sur une île à pyramides car enfin, plus que des tombeaux, ce sont des casse-têtes que la raison ne peut résoudre qu’aidée de sa sœur ivre, l’imagination.

Je brûle donc d’en savoir davantage, d’autant que vous avez le privilège d’assister à l’édification d’une de ces étrangetés.

Quant à moi, vous me coupez presque l’herbe sous le pied. Précisons-le tout de suite : je ne divague pas, pas dans le sens où nous l’entendons. Je suis bien talonné d’un cyclope, mais pas d’un Polyphème surpuissant qui ne penserait qu’à garder des moutons et croquer des humains, pas d’une brute semi-préhistorique et à moitié titan qui passerait sa vie tapie dans sa grotte comme une araignée monstrueuse, non : il s’agit d’un petit cyclope, modeste, normalement charpenté, en tous points humain, si ce n’est cet œil qui mange tout son visage. Car enfin, plus que ses mœurs barbares et sa vocation de berger, c’est l’œil qui fait le cyclope, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas sans savoir, grâce aux récits du Capitaine Inglesus, que les archipels sont habités d’êtres différents de nous, les uns munis de palmes et les autres dotés de plusieurs bras. Souvenez-vous de ses descriptions des petits bonzes bleus de l’île aux noix ! Ou de sa rencontre avec l’homme à trompe sur l’île Cirondel. Vous verrez que mon cyclope n’est finalement pas si mythologique. Plutôt aidant part ailleurs, il m’a permis de retrouver mon chemin dans les couloirs végétaux de cette île, et de déboucher enfin sur une plage. Le tout sans un mot, car vous vous souviendrez Camille que le bougre n’avait pas de bouche, à la différence de celui d’Ulysse, qui souffrait de bavardage. La mer n’offrait qu’un bras : de l’autre côté, une autre île, fort colorée, que je présumai florale et même, à en jauger l’éclat et les fulgurances, totalement congestionnée de fleurs. Je n’eus guère le temps d’analyser davantage que mon cyclope tirait d’un fourré une petite pirogue, tronc d’arbre évidé, fruit de l’ingéniosité ou du labeur d’un précédent voyageur ou de lui-même. Le bougre se mit à faire de grands gestes, comme s’il cherchait à crever la bulle de silence dans laquelle il était enfermé : il me montra le bras de mer, l’île aux fleurs, se mit à sautiller d’un pied sur l’autre dans un silence soudain plus épais que la colle.

Que vouliez-vous que j’objectasse, Camille ? Traverser le bras et aller cueillir d’autres fleurs était en effet la seule chose à faire. Je le suivis donc, et c’est munis de pagaies de fortune, en fait de larges pales d’écorce, que nous entreprîmes de traverser. L’eau était d’une clarté irréelle, et des poissons qui se savaient beaux y passaient avec insolence. Le fond offrait une variété de coraux tout aussi florale, et l’envie me prit d’aller me baigner dans les transparences et de tout oublier de cette traversée. Mais je n’eus gère le temps de nourrir davantage ce funeste projet : la pirogue s’était fichée dans le sable avec un fruit de feutre.

Sur cette île, Camille, se trouve la réponse à votre question et à vos angoisses. Rassurez-vous : puisque je vous écris, c’est que j’ai survécu à ce qui, pourtant, devait m’effacer de la surface de ce monde.

A bientôt pour votre secret de pyramide,


Votre Gaspard.