Lettre 29 Gaspard à Camille

Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême

Mon cher Camille,


Votre poème m’a cueilli au cœur, comme au temps jadis, lorsque nous étions deux insolents qui nous croyions du génie et que nous batteullions dans les estaminets de Roche de Canon à grands coups de vers et de strophes. Que de souvenirs, Camille ! Et toujours, déjà, votre sens aigu de la prosodie et de l’image, votre virtuosité qui allait bien au-delà de celle du duelliste, et qui trouvait naturellement à s’épanouir sans le prétexte de la joute, dans le secret de votre soupente, au fil des pages que vous noircissiez seul, ou accompagné d’un seul – et j’étais ce seul. Je me souviens Camille, d’y entendre vos vers, délicatement tourné, tandis que le vin échauffait en moi les potentiels de l’imagination et que je nous voyais sur les flots, la soupente changée en charpente marine, batteulant avec l’océan et ses mirages. De vos vers, je me souviens de leur précision, de leur puissance et de la modestie de leurs effets : vous n’étiez pas du genre à en faire des tonnes, Camille, mais vous saviez d’un coup toucher au but, avec le précision des grands poètes. Aussi fus-je fort dépourvu lorsque vous m’annonçâtes que vous renonciez à toute littérature. La faute à Adeline Bréviaire de la F. n’est-ce pas ? Maudite Adeline, qui eut presque raison de votre vocation. Pauvre Adeline, qui fut sans doute fort marrie de vous voir, la saison suivante, revenir du pays des ombres et publier votre premier recueil, que j’ai toujours sur moi, et qui éblouit les les lettres rochecaniques. Premier recueil qui prouvait que vous aviez surmonté l’épreuve, Camille, que vous aviez survécu à votre propre passage au désert. Premier recueil qui en appelait un autre, lequel, je le vois, s’ourdit tranquillement au fil de vos navigations. Car je reconnais là votre style, fait d’élan et de fantaisie, même si la bascule au vers libre nous éloigne des rivages des sonnets bien pesés que je vous connaissais, comme vous éloigne votre navire des rues en formes de strophe à fil à plomb de Roche de Canon.

Adeline Bréviaire de la F. qui tenta, j’ose le dire, de vous assassiner sans le savoir vraiment, tout comme Antanea, à la différence que ma sorcière sait parfaitement ce qu’elle fait et à quelle encablure du rivage des vivants elle souhaite me faire mouiller, arrimé à sa propre bouée. Je ne vous raconterai pas ses emberlificotements, ses baisers en grappe, ses ventouses émotives et ses bains de vapeur, l’entortillement permanent de son désir, ses ramifications, ses nœuds et ses dénœuds , l’a façon qu’elle avait de tricoter, de rempoter chaque nerf, de lui tisser des tresses et d’en boucler des chignons aussi douloureux qu’extasiés. Je ne vous raconterai pas les chuchotis, les glissements, les frôlements, l’impression de ne plus voir le monde qu’à travers le tamis d’un moucharabieh, celle de ne plus être qu’une lampe à huile grasse et couchée sur elle-même, dans un avachissement de cellules cytoplasmique et glanduleux. Je vous dirai simplement que je n’ai dû mon salut qu’à un fil, que lequel je tirerai toute ma prochaine lettre.

Continuez, Camille, écrivez ! Votre recueil sera le miroir de l’océan lui-même !

Votre Gaspard