Léon Tolstoï, qui portait une barbe, ne manquait jamais de la caresser distraitement avant de se mettre à travailler. Caressons-nous distraitement une longue barbe imaginaire où l’âme Russe est empreinte et commençons de travailler à la critique d’une œuvre majeure que les siècles ont charriés jusqu’à nous par le mouvement inlassable du Temps qui charrie toutes choses avec une égale impassibilité. Si pas les siècles, en tout cas les dizaines d’années. En tout cas, deux décennies et demie puisque le livre que nous allons aujourd’hui disséquer n’est rien moins que le Mots à caser spécial loisir de décembre 1986, dont les jeux furent composés par Alain Dubois.
Quand on regarde la couverture on s’aperçoit qu’ils eussent pu être composés par n’importe qui d’autre dont le nom et le prénom ont une lettre en commun. Le sens de l’œuvre en eût-il été changé ? Pas sûr. C’est le propre des grands livres qu’ils dépassent leur créateur de très loin pour toucher à l’universel. On a le cœur fendu par tant d’humanité. L’auteur importe peu, au fond, du moment qu’il tient dans les cases.
Ça relativise beaucoup Guerre et paix. Mais ce qu’il y a de chouette avec les mots à caser, c’est qu’avant de jouer on peut utiliser les grilles pour s’assurer qu’on ne souffre pas d’un trouble de la vue :
Si vous voyez des petits carrés noirs dans cette grille, consultez un ophtalmologiste.
Si vous ne voyez aucun petit carré noir dans cette grille et que pour vous les lettres inscrites sont “E”, “L”, “T”, “O”, “U”, “N”, consultez un ophtalmologiste. A votre place, je m’inquiéterais.
Le tout étant de ne pas se tromper de page pour poser un diagnostic. On a vu des lecteurs qui ont consulté des ophtalmologistes au lieu de remplir une simple grille de mots croisés. La plaie de l’ophtalmologie, ce sont les cruciverbistes distraits.
Mais quittons les généralités pour aborder un chapitre peu connu du Mots à caser spécial loisir de décembre 1986. Il s’agit, pages 33 et 34 dans l’édition dont il est ici question, du tournant de l’histoire. A cet endroit du récit, le narrateur dit : “Composez votre grille en utilisant tous les mots ci-dessous et en noircissant 24 cases”.
On ne saurait inviter mieux le lecteur à composer sa grille en utilisant tous les mots ci-dessous et en noircissant 24 cases. La sobriété sied à de telles invitations. Le suspense est à son comble. On ne peut en croire ses yeux. C’est le moment ou jamais de prendre un crayon, d’en suçoter l’extrémité pendant qu’on réfléchit à la manière de remplir la grille avec les mots qui nous sont proposés tout en noircissant 24 cases, et de se lancer dans l’aventure comme on saute à l’élastique . En criant “yahou”.
Quelle sensation d’infini vous transperce alors ! Quelle plénitude ! Quel à-propos dans le choix des mots ! “Iena” ! “Voltigeur” ! “Isba” ! (Alain Dubois devait être en train de lire Guerre et paix quand il a composé cela). “Vestiaires” ! (Il devait attendre le début d’un match de foot à la télé). “Nasa” ! (Il devait penser au premier homme sur la lune). ” “As” ! (Il devait jouer aux cartes). “Atre” ! (C’était l’hiver) “Os” ! (il devait penser à un os).
Ne dirait-on pas le prince André qui regarde les nuages à la bataille d’Austerlitz, tandis qu’une fusée où deux cosmonautes se tapent une belote traverse l’immensité pendant que le chien du premier ronge un reste de gigot devant la cheminée en regardant d’un œil distrait l’écran du téléviseur où l’équipe de France s’apprête à rentrer sur le terrain ?
Certains psychanalystes pensent que je devrais demander un internement d’urgence, mais ils se trompent.
Vendredi prochain nous aborderons, non pas un mais deux livres dans cette chronique. Malheureusement je ne sais pas en déchiffrer les titres.