Lettre 1 Gaspard à Camille

Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême

Mon cher Camille,

Vous me trouvez ému de cette première lettre, et je me félicite de l’ingénieux système que nous avons trouvé pour échanger ainsi nos vues, malgré les distances considérables qui nous séparent.

Avant toute chose, car j’ai vu assez de choses pour en tapisser d’épais volumes d’observations et j’ai vécu plus d’une fois l’angoisse de celui qui, à défaut de souffrir du vertige de la page blanche, connaît celui de la profusion, je vous parlerai donc des vagues. Je défends ici l’idée que manque à nos bibliothèques un précis des vagues, de leur forme sans cesse renouvelée, mais qu’un patient examen autorise à classer, suivant une typologie qui reste à affiner – un précis des vagues donc, de leur forme, de leur déclivité, de leur rapport à l’écume ou de la façon dont elles s’intègrent, motifs, à la tapisserie complexe des courants. Un précis de leur consistance, une somme les répertoriant selon qu’elles forment bosse ou crête, qu’elles s’évasent ou s’effilochent, qu’elles se fondent ou s’articulent comme des rouages ou des gommes – enfin une somme qui emprunterait tant à la poésie, à la chimie qu’à la mécanique des fluides. Car des vagues, j’ai pour ainsi dire cru faire le tour, tant le voyage s’éternisa. Mes premiers souvenirs sont des vagues dentelées, ciselées sur l’horizon d’un décor climatique, qui leur donnait sur fond de ciel de bistre un reflet métallique, partant comme un relief. Des ces vagues de théâtre, montées sur d’invisibles chenilles, coulissant comme des trompe l’œil, je finis par m’enticher, et la vue de leur sarabande me soigna progressivement le mal de mer.

De mes pas de convalescent sur le pont datent mes premières classifications : car la vague, dès lors qu’on cesse de la dérouler des yeux dans l’écran du hublot, prend en même temps que toutes ses dimensions des facultés nouvelles : elle suit d’invisibles lois dont on comprend bien qu’elles échappent à la calculatrice étroite de notre esprit. Car il y en des plates, semblables à ces lamelles qu’on place sous les microscopes et qui grossissent des mondes à la fois clos et infinis. Il y a des vagues d’huile, qui ouvrent des perspectives comme les yeux dans le bouillon. Parfois, la mer semble taillée en biseaux. Sous l’écorce qui glisse, des vitres lisses, presque des baies : on est alors au théâtre, et les poissons se pavanent. Puis le rideau est à nouveau tiré, fripé, froissé. La mer déroule aussi de la grosse vague, tout en mollesse ou fracturée comme un galet de quartz. Ou des vagues comme des mottes, fendues d’une invisible bêche, à la tranche grasse et gourmande, vite déglutie par le reste. Car l’océan est un glouton, qui se bâfre de vagues comme on se bâfre au mess.

Parfois, il se met à faire des cloques, et l’on vogue alors sur une immensité de papier à bulles. Pour tuer le temps, on pourrait s’imaginer éclater les vagues, mais le paysage change plus vite que l’imagination.

A demain Camille, je dois me rendre au mess où l’on exige à grands cris ma présence,

Gaspard