Lettre 11 Gaspard à Camille

Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême

Mon cher Camille,

Un bonheur de trouver votre lettre dans l’océan d’ennui où je navigue depuis de longues semaines. Je relis votre question. Une morale ? Je m’en suis souvent méfié, persuadé que la morale des fables elle-même n’est que la fable d’une morale plus profonde, laquelle aime à se déguiser en fable, et ainsi de suite. J’ai le goût du vertige, sans doute, et le sol en ciment de la morale me tue le plaisir de tournoyer dans la lecture. Mais votre question infuse. Peut-être avez-vous touché du doigt l’un de ces points qui font la rose des vents de mon histoire.
Concernant votre suggestion, comme vous me devancez ! Car c’est en effet ce que je fis, suivant les conseils de l’homme en costume.
– Il faut mettre un coup d’arrêt à cette folie, car la folie se propage, me dit-il, continuant d’argumenter alors que l’expression de se son visage et la lueur dans ses yeux m’avaient déjà gagné à sa cause.
– Elle se propage, en effet, répondis-je songeur, comme en écho. Sans doute, déjà, l’engourdissement gagnait mon esprit.
Il me réveilla en claquant des deux mains juste sous mon nez.
– Comme un fluide, monsieur, la folie obéit strictement aux lois de leur mécanique. Elle se répand et s’amplifie, elle fait tache d’huile, et nul clinicien ne peut l’enfermer dans ses rets. Tout juste peut-il observer les formes de sa propagation.
– Si nous n’y pouvons rien, pourquoi lutter ?
Vous me connaissez, Camille, et vous savez le dynamisme de mon tempérament et cette impatience de chaque instant qui le caractérise et qui m’a conduit bien des fois à donner des coups de tête dans le vide et à défoncer des portes ouvertes. Mais enfin personne n’a jamais pu prendre Gaspard Bromzières en flagrant délit de mollesse ou d’apathie. Eh bien là, au milieu de cette place noyée d’ombre où glougloutait la fontaine, et qui semblait autour de moi se rétracter lentement, vrillant ses lignes de pavés comme les pales d’une hélice, je me sentais fondre, et mon énergie avec.
Le petit homme me secoua par le plastron.
– Luttons pour vivre, tout simplement, ou pour vos camarades, qui dorment d’un sommeil trop profond, et qui préférerons se réveiller dans la vie que dans la mort. Luttons pour lutter ! Pour refuser de se laisser coincer et que quelqu’un serre le collier.
– Alors que faire ?
Son regard étincela comme un couteau dans la manche :
– Pour enrayer le processus, monsieur, il n’y a qu’une seule chose à faire. Casser le cercle.
– Le cercle ?
– Le cercle de l’esprit de collection.
– J’ai peur de ne pas comprendre.
– D’autant que votre cerveau rétrécit lui aussi, monsieur, comme un fruit qui fripe, ricana-t-il. Rompre le charme, voler la collection du maire, et la rendre à l’océan. Lâcher les îles sur l’eau, là où est leur place, au lieu de les laisser s’enkyster sur ces coussins grotesques !
– Vous pensez qu’elles reprendront leur taille ?
– J’en suis sûr. Arrachées au sortilège, elles se décongestionneront, elles détendront leurs plus profonds ressorts, lesquels ont presque fondu à force d’être comprimés.
– Et le charme sera rompu ?
– Absolument. Les charmes sont des cercles. Dans la cour de récréation, un coup de semelle rompt l’enchantement du cercle de craie. Il en va de même ici. Mais il n’y a plus une seconde à perdre.
– Et mes camarades ?
– Vous les retrouverez. Et ils seront à la fois en vie et reconnaissants de l’être.
Je vous passe, cher Camille, les manœuvres du monte-en-l’air, comment nous nous faufilâmes dans l’hôtel de ville, glissâmes les îles dans sa gibecière, filâmes de rue en rue dans la nuit finissante, comme des bandits qui fuient l’aube des sirènes de police. Tout autour de nous, les murs semblaient se rapprocher, et ils se rapprochaient en effet, je le jure : sur la fin, au moment de déboucher sur le port, la toile de mon habit frottait des deux côtés. Et d’ailleurs, ce n’était plus un port, mais un moignon de port, grotesque car tronqué, appendice de quelques pavés pendouillant sur l’eau noire.
– Montez sur cette chaloupe et ramez !
– Vous ne venez pas ?
Les yeux du bonhomme s’embuèrent :
– Seul un navigateur fraîchement débarqué peut s’échapper de l’orbe maléfique. Pour les survivants comme moi, c’est trop tard. Je nous ramènerais au port comme un élastique. Non, mon seul espoir c’est vous : prenez le large, posez les îles sur l’eau, laissez faire le vent et l’eau. Ensuite tout sera consommé.
– Je reviendrai une fois ma besogne faite, pour retrouver mes hommes et vous saluer.
– Je serai heureux alors de vous féliciter.
Dix coups de rames plus tard, j’étais déjà à quelques encablures de l’île rabougrie. Mais le plus extraordinaire restait à venir. Laissez-moi prendre le temps de vous le raconter dans ma prochaine lettre. En attendant, sachez simplement, Camille, que je brûle d’en savoir davantage au sujet de cette créature, tant il est vrai que le grand plaisir du navigateur, outre celui d’arpenter des îles et de recenser des vagues, est bien de croiser des créatures nouvelles, qui lui rappellent que le monde est sans cesse renouvelé et le scepticisme toujours pris en défaut.

Votre Gaspard,