Lettre 20 – Camille à Gaspard

Camille de Riveblême à Gaspard Bromzières

Mon cher Gaspard,

Cette histoire que vous me racontez me paraît si extravagante que je doute malgré moi de sa véracité. Non que je vous pense capable d’affabuler, mais n’êtes-vous pas sujet à des hallucinations causées par le climat ou sous l’emprise de la maladie ? Vérifiez la chose auprès du médecin de bord, je vous en supplie. Peut-être avez-vous trop longtemps examiné l’horizon avec une longue-vue, qui aura imprimé un cyclope dans votre inconscient. Une fois, après avoir mangé une poule au pot, j’ai rêvé que je ne parvenais plus à pondre. Il m’a fallu quelques minutes, au réveil, pour comprendre que ce n’était pas le cas, et quelques minutes supplémentaires pour me souvenir que je ne ponds pas d’œufs. Certains songes que nous faisons ont les apparences de la réalité. Nous y jouissons de toutes nos facultés, je ne mets pas les vôtres en cause (on ne cite pas un estaminet de Chibognac-Les-Alleux sans disposer d’une grande culture, ni Pilonor sans être en mesure de raisonner) mais nous les exerçons dans un cadre imaginaire et sans fondement.

Si votre aventure est vraie, j’en veux connaître la suite, et si elle est fausse, apprendre que vous êtes alité, reprenant pied dans notre monde – peut-être dépourvu de cyclopes marins mais suffisamment étrange pour le découvrir et l’explorer.

Nous avons débarqué hier. L’île dont je vous parlais et d’où je vous écris, depuis une chambre que j’ai louée, est assez grande, pour autant que je puisse en juger ; mais on n’y peut sans doute accoster qu’en un seul endroit, car son pourtour est tout entier de hautes falaises, sauf dans cet endroit que je mentionne, où les insulaires ont bâti un port.

Nous avons reçu le meilleur accueil ; tout le monde ici est affable. Il n’est pas difficile de se faire comprendre : même si la plupart de mes interlocuteurs ne parle pas français, leur bon naturel les conduit à satisfaire chacun de leur mieux et, avec des signes, je me suis fait servir à dîner un rôti qui, s’il a des nageoires, n’en est pas moins succulent.

L’officier commandant le port, lui, s’exprime dans une demi-douzaine de langues ; les formalités n’étaient pas encore accomplies que je l’interrogeais déjà, au sujet de ces pyramides qu’approchant des côtes nous avions aperçues. Une d’elle obscurcit d’ailleurs la ville de son ombre, depuis un plateau rocheux.
– Spécialité locale, sourit-il. Nous avons, sur l’île, 138 pyramides. La plupart d’entre elles de grandes dimensions. On me pose très souvent des questions sur l’usage que nous en avons.
– J’imagine que vous y enterrez vos rois.
– Il ne s’agit pas de tombeaux. Mais vous ne me croiriez probablement pas et me jugeriez même fou si je tâchais de vous en donner la signification. Le mieux serait pour vous d’observer le chantier en cours de la 139ème : un bon exemple vaut toutes les explications.
Il s’offre à m’y conduire demain. J’ai accepté. Nous partons à l’aube, et je tombe de sommeil. Réfléchissez, s’il vous plaît, à ce que j’écris au début de cette lettre. Vous êtes assez lucide pour douter de votre discernement.

Affectueusement,
Camille.