Lettre 22 Camille à Gaspard

Camille de Riveblême à Gaspard Bromzières

Mon cher Gaspard,

Vous faites bien de me rappeler les voyages d’Inglesus. Je n’ai jamais prêté totalement foi à ses récits. Mais j’aurais mauvaise grâce à prétendre, ayant lu la manière dont vous avez dispersé une collection d’îles miniatures sur l’océan, qu’il ne puisse rien s’y produire d’extraordinaire après qu’elles ont enflées jusqu’à devenir habitables. Va pour le cyclope. Il existe une explication logique à toutes les choses du monde. J’en suis convaincu. Mais depuis cette après-midi, je ne me sens plus en mesure de déterminer ce qui ressort de la logique. Mes préjugés, surtout, étaient cyclopéens. Voilà ce que je pense. Confiez-moi ce qui vous est arrivé, ce sera comme chausser un lorgnon pour éclaircir un mystère.
Nous avons, l’officier du port et moi, voyagé en diligence toute la matinée. La route, s’élevant, nous fit longer cette pyramide qui surplombe le port. De près, je vis qu’elle était ancienne, bien que je fusse incapable de la dater. J’interrogeai sur ce point mon hôte.
– Elle est vieille de dix-huit huit siècles.
– Voilà qui donne le vertige. J’aimerais comprendre ce qui pousse un être ou une civilisation à laisser une pareille empreinte.
– C’est une erreur, dit-il avec un sourire en coin.
Mais il ne voulut rien ajouter et me posa des questions sur Roche de Canon, qu’il avait autrefois visitée, questions auxquelles je tâchais de répondre de mon mieux, sans parvenir à dissimuler une impatience qui croissait d’autant plus que, passant de temps en temps la tête par la fenêtre, je voyais s’éloigner le monument pointu – les pyramides, ici, ont une base carrée, comme en Égypte, mais vous verrez que c’est l’aspect pointu qui compte.
A midi, nous nous sommes arrêtés pour déjeuner dans une auberge. Je ne pus rien avaler. Je trépignais, littéralement. L’officier m’avait expliqué que nous n’aurions qu’un court trajet à accomplir pour gagner le chantier, et j’aurais préféré m’y rendre d’abord, mais il tient son repas de midi pour une chose sacrée, alors nous mangeâmes – je le regardai, plutôt – avant de repartir. Il éprouvait un plaisir manifeste à me sentir sur les charbons ardents. Trois ou quatre fois, il murmura :
– Nous approchons…
Ce disant, tout en ayant l’air de s’adresser à lui-même et d’être plongé dans ses pensées, il me guettait du coin de l’œil. Je ne pus, à chacune de ces occasions, m’empêcher de me tordre le cou en espérant apercevoir un signe des travaux. Rien. Comme une demi-heure passa encore (nous avions alors quitté l’auberge depuis une heure et demie) sans qu’aucun mot ne soit prononcé, je commençais à me calmer, malgré moi si j’ose dire, et me renfonçai dans ma banquette, constatant sans pouvoir l’empêcher que mes idées se dispersaient agréablement vers d’autres sujets que la pyramide. Je me souvins, allez savoir pourquoi, d’un exposé que j’avais entendu sur le contingentement des perdrix en Saxe méridionale.
La diligence s’arrêta. Nous descendîmes, et ce que je découvris me laissa pantois. A une distance assez longue, un édifice filiforme s’élevait dans les cieux, jusqu’à une hauteur invraisemblable. On aurait dit une aiguille. Je la devinais hérissée de barbillons, mais l’ensemble était trop éloigné pour distinguer vraiment ce qui la constituait.
– C’est l’échafaudage.
L’officier me dévisageait, content de mon air intrigué.
– L’échafaudage ? N’est-il pas hasardeux de le dresser ainsi, sans l’appuyer contre la construction ?
– D’une certaine manière, oui. Mais notre technique l’exige. Suivez-moi.
Il fallut marcher. Le site n’était accessible que par un étroit chemin de terre – on l’élargira bientôt et d’immenses blocs de pierre y seront laborieusement poussés. En approchant, je vis qu’un petit village était niché au pied de ce qui, plus tard, sera la pyramide. Pour le moment, il faut tout imaginer.
L’échafaudage me parut extrêmement fragile : imaginez une tour bâtie par un enfant qui s’amuserait avec un jeu de construction, mais à l’échelle d’une plaine plutôt que d’un tapis dans une petite chambre. Chaque étage manquait d’être renversé à tout moment, il semblait que l’ensemble dût s’effondrer sous l’effet de la brise ou du faux mouvement d’un ouvrier.
– Je vous présente Démarbrius, notre architecte, dit soudain l’officier.
Un homme d’une quarantaine d’années, maigre, échevelé, venait à notre rencontre.

Gaspard, je vous écris honnêtement que ce que Démarbrius m’apprit me laisse perplexe, et que je n’ose déjà vous le révéler. Demain, oui, demain sera posée la première pierre. Si ce qu’on m’a dit est exact, je vous le rapporterai. Je penche encore, peut-être, pour une supercherie, en dépit du sérieux et de la conviction de mes interlocuteurs. Nous verrons bien. Mais je crois que je ne dormirai pas.

A plus tard, donc.
Camille.