Lettre 23 Gaspard à Camille

Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême

Mon cher Camille,

Il me tarde de savoir ce que ce Démarbrius vous aura raconté, comme je brûle de connaître comment cet échafaudage tient debout et pourquoi l’on peut dire d’une pyramide qu’il s’agit d’une erreur.
Je tiens à m’excuser pour mon retard, mais j’ai ces derniers temps plus vécu qu’écrit et je commence à grand peine à remettre de l’ordre dans mes esprits qui furent, je l’avoue, bouleversés.
Je vous avais laissé, si j’ose dire, sur la plage, ma pirogue ensablée. Et je vous avais promis une révélation : la voici.
Au début, l’île présentait un visage floral varié et plaisant : bordant le sable, des pelouses de salicornes piquées d’algues en fleur puis, plus loin, des portions de jardins sauvages, où divaguaient des sortes d’agapanthes aux couleurs inversées, des coquelicots géants, et des tournesols nains… J’avançai, émerveillé, dans les sous-bois piquetés de gentianes, de renouées, de stellaires et de potentilles, fleurs que nous connaissons, mais dotées ici de couleurs anormales, et que l’ombre me découvrit parfois phosphorescentes, et même, dans le cas de cette phalangère, clignotante. Des parfums flottaient partout sous la voûte. Je sortis des sous-bois, le cyclope sur mes talons, et gravis une pente herbue qui marquait le passage entre les premiers bois et la forêt elle-même, qui s’épanouissait vertigineusement vers le haut, le bas, et dans tous les sens. De larges massifs de plantes grasses grenouillaient au pied d’arbres complexes, où les branches ne semblaient pas toutes donner le même type de fruit, ni le même genre de fleurs. A en suivre les ramifications, je me sentis gagné par un vertige. Je dus m’asseoir, et comme je continuais de regarder en l’air, le ciel labyrinthique de ces branchages et de ses embranchements finit par m’étourdir. Le cyclope me mit la main sur les yeux, et à défaut de pouvoir le dire, me fit comprendre que les yeux, ici, étaient mauvais conseillers.
Je repris donc des forces en les fermant.
Quand je les rouvris, l’étrangeté du paysage me parut encore accrue. Les arbres semblaient s’être branchés de quelques bras supplémentaires, et très vite, la vision de cette voûte hystérique, aux fleurs bavardes, aux fruits grotesques, me fut insupportable. Je voulus regagner la plage, mais le cyclope m’arrêta et me montra d’un bras ferme la forêt et ses complications. Il y avait, à l’en croire, quelque chose à y trouver.
J’entrai alors dans un nouveau repli de ce monde, où l’ombre portée des arbres dissimulait toute une dramaturgie de lueurs, crevée de brusque panaches, à la faveur d’un oiseau perçant le plafond. Sur le sol moussaient des brumes que j’imaginais vénéneuses, mais qui sentaient plus la chlorophylle que le cyanure. Tout ici respirait le malaise, et j’irais même dire la névrose. Et je compris alors que le cyclope n’était qu’un symptôme avant-coureur. J’étais prisonnier d’un archipel fou. Vous savez que les humains ne sont pas les seuls êtres à ruer, quand leur raison défaille, dans la folie, qui est une construction sans architecte. Les animaux aussi sont susceptibles de basculer de l’autre côté du bastingage. Souvenez-vous du chien du vieil Anton, qui miaulait, ou des oiseaux cinglés de l’île Bastaing, qui visaient les rochers. Parfois l’esprit, quand l’architecte fait défaut, se met à vivre de façon autonome, et juxtapose, superpose, transpose au gré de ses mécanismes, sans qu’aucune volonté préside à ses combinaisons, comme une machine qui continuerait à fonctionner sans personne pour la piloter. On prend ainsi une pomme pour sa femme, ou le mur pour une porte, ou sa vessie pour une lanterne, et on met le feu avec les meilleurs intentions du monde. Pourquoi la folie ne pourrait-elle gagner aussi les plantes, les fleurs, les arbres, et les îles ?
Peut-être y a t-il, sur l’océan, des archipels en plein délire. Sans doute celui-ci venait-il de m’en apporter la preuve.
Mais venons-en à la révélation que je devais vous faire : au bout de ce chemin sans borne ni mesure s’ouvrait une clairière. Au centre de la clairière se trouvait une femme. Laquelle est la clef du mystère qui vous préoccupe et vous a fait douter, l’espace d’un instant, et à raison, de ma santé mentale.
Mais je dois prendre un peu de repos, cette lettre m’ayant épuisé. Je vous la présenterai la prochaine fois, et je vous promets du sport.
J’attends votre pyramide,
Votre Gaspard