Lettre 24 Camille à Gaspard

Camille de Riveblême à Gaspard Bromzières

Mon cher Gaspard,

La question de la folie d’un archipel serait intéressante à débattre : j’imagine sans peine un cénacle de professeurs et de savants pour la plupart outrés par cette audacieuse théorie. J’imagine aussi qu’il se trouverait des esprits forts pour s’ériger en psychiatres d’un nouveau genre, désireux de ramener des îles à leur bon sens, s’estimant capables de les déclarer aptes ou non à émerger de l’océan, et d’autres, des philosophes, pour constater que l’homme n’a pas manqué, déjà, d’aliéner la nature à son désir de puissance.
Quant à moi, je m’estime heureux de lire ce que vous écrivez et j’y puise du réconfort. Si c’est l’archipel qui est fou, j’avais effectivement tort de douter de votre santé mentale.
Depuis des jours et des jours j’assiste à la construction d’une pyramide. L’officier du port est depuis longtemps retourné à ses occupations. Je dors sous une tente que le responsable des travaux a obligeamment mise à ma disposition. Chaque matin, mon premier mouvement est d’aller contempler l’état du chantier qu’illuminent les premiers rayons du soleil.
Quel spectacle.
Demarbrius est un architecte de génie. Je ne parviens pas à comprendre sa science et n’y parviendrai pas dans cette vie, mais discuter avec lui est une source d’étonnement qui ne tarit jamais. A certains égards, je peux entendre sa logique Je conserve le souvenir de l’explication qu’il me donna après la pose de la première pierre.
– Il est important que cette pierre soit unique. Quel meilleur endroit choisir pour la poser que la pointe ? Commencer la pyramide par le sommet relève de la gageure, mais permet de fixer l’objectif à atteindre. Les autres pierres viennent ensuite se loger sous la première, de laquelle découle tout le bâtiment.
J’avais sous les yeux cette première pierre, entourée de liens, qu’une grue soulevait depuis le sommet de l’échafaudage. Les ouvriers mirent deux jours à hisser quatre autres pierres, qu’ils disposèrent au deuxième rang, en partant du haut de la future pyramide. Chose faite, on enleva les cordes autour de la première pierre. Conformément aux prédictions de l’architecte, l’ensemble tenait dans les cieux.
– Nous utilisons de l’excellent mortier, se borna à dire Demarbrius, quand je le suppliai de me fournir des explications.
– Mais les lois de la physique ? La gravité ?
Il esquissa un sourire.
– Je ne les nie pas. Mais je me suis trompé dans mes calculs.
Il m’entraîna dans sa maisonnette et me fit voir ses plans. Imaginez une table très grande, encombrée de livres, de cahiers, de rouleaux, et sur les quatre murs de la pièce des tableaux et des affiches comportant de savantes équations.
– L’erreur est ici, dit-il en désignant un caractère grec surmonté d’un exposant.
– Ah oui ?
Il se mit en demeure de me démontrer qu’il avait eu tort d’introduire ce paramètre à cet endroit. Je ne puis reproduire ici des propos trop obscurs pour moi. L’essentiel tient, je crois, en ceci : il arrive qu’une faute débouche sur une révélation et produise des effets surprenants dans un cerveau préparé par l’étude et la poésie. Ce genre d’illumination débouche sur une compréhension presque absolue du monde.
– Cela signifie, déclare gravement Demarbrius, que j’en suis à ma dernière réincarnation. Quand on est en mesure de bâtir une pyramide par la pointe, on accomplit une œuvre accessible à ceux qui ont enfin saisi, après de nombreuses vies terrestres, la manière dont les molécules de l’univers interagissent. C’est très rare. La précédente pyramide avait élevée par une femme il y a 153 ans.
Pour moi qui vous écrit, je ne parviens même pas à faire tenir une cuiller à café en équilibre sur mon index. Je dois encore progresser pendant quelques existences, semble-t-il, quoique je sois opposé à la métempsycose parce qu’il me paraîtrait odieux d’habiter plus tard le corps de quelqu’un qui pourrait ne pas aimer autant que moi la sole meunière.
Vous avez rencontré une femme ? Racontez-moi, je brûle de tout savoir !

Camille.