Lettre 25 Gaspard à Camille

Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême

Mon cher Camille,

Votre histoire de pyramide échafaudée par la pointe me stupéfait et me plonge dans d’intenses méditations. A mon tour, je pourrais être tenté de voir dans votre récit le symptôme d’un dérèglement hallucinatoire qui vous aurait gagné et infecterait votre vision et vos lettres. Mais je sais – je sens – qu’il n’en est rien, et si vous me dites qu’elle tient par la pointe, en l’air, c’est ainsi qu’il faut que je vous croie et que j’y songe. Galilée lui-même fut en butte aux étroits quand il tenta de leur dire, avec le calme scientifique, avec la douceur de l’autorité vraie, que notre terre tournait, seule, dans l’espace et qu’elle tenait, elle aussi, si j’ose dire par la pointe. Aussi je vous prie de m’en dire plus, et de me raconter comment le reste s’échafauda, et si la pyramide rejoignit sa base, où se perdit dans l’inachevé comme un rêve suspendu.

Si je voulais suivre le fil de ma rêverie, je vous raconterais la suite de mon aventure par la pointe, elle aussi, c’est à dire par la fin. Je suis prisonnier, Camille. De la femme dont je vous parlais. Une magicienne en fait. Laquelle m’appâta avec des fruits, des conseils et des prédictions, flattant mon cyclope en le grattant derrière l’oreille qu’il n’avait pas. Me mettant à l’aise au point que je me retrouvais allongé sur le tapis de mousse, la coupe à la main – remplie d’un vin transparent qui se faisait passer pour de l’eau, mais dont l’ivresse n’avait rien de translucide, monta en moi comme le mercure dans le thermomètre, et me noya tout entier dès le premier verre. La magicienne rit beaucoup de mes pitreries. Bientôt, je fus à sa merci, idiot naufragé ricanant à toutes les blagues, m’amusant de tout et de rien, bourré comme un coing (lequel n’a rien fait pour mériter cette épithète – un coing n’a rien de plus bourré qu’une prune ou un citron, et sans doute est-il inutile de chercher l’origine de cette comparaison dans l’homonymie avec le mot « coin », qui nous éloigne du sujet – peut-être finalement le coing n’est-il convoqué dans la métaphore que parce qu’il est rond – tout comme moi je vous l’avoue, quand je fus transporté par des voies qui m’échappent dans les appartements de la dame, une sorte de nacelle suspendue à la manière de votre pyramide, mais au moyen de lianes qui opposaient leur rationalité enchevêtrée et leurs nœuds, solides, à la vanité de la loi de la gravité.

(Vous noterez qu’il est impossible de refermer la parenthèse ci-dessus.)

Bref, je fus soudain dépouillé de mes vêtements, et l’on pratiqua sur moi toutes sortes de rituels sexuels dont je vous passerai les détails, mais qui me laissèrent des marques que je porte encore. La cérémonie s’acheva comme vous l’imaginez, et un sommeil narcoleptique eut raison de mes plaintes inarticulées.

Depuis ? Je suis prisonnier, vous disais-je, et ma prison est dorée à la feuille d’une luxure que je soupçonnais pas – mais j’ai de l’encre et du papier. Et quand la magicienne, qui se nomme Antanea, me laisse le temps de souffler, j’écris, le plus souvent pour ne rien achever, comme si j’étais pris d’une langueur semblable à celle des soldats d’Hannibal qui fondirent à Capoue comme des caramels mous. J’écris comme on s’absente, et il m’a fallu bien des efforts de concentration, et un peu de duplicité (j’ai recraché le breuvage du jour), pour être en état de vous raconter ceci.

D’ici à ce que votre pyramide retombe sur ses pieds, j’espère retrouver l’usage des miens et de leur volonté connexe, et me tirer à toute vitesse.

A vous Camille,

Votre Gaspard.