Lettre 5 Gaspard à Camille

Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême

Mon cher Camille,

Comme il me tarde d’en savoir davantage ! En deux mots, “suffisamment sauvage”, vous avez piqué le papillon de ma curiosité au liège de votre histoire, inconfortable position, et j’attends impatiemment d’en savoir davantage.
Oui, une île, en effet. C’est ce dont il s’agit. Une île toute tropicale, comme on m’avait promis. Imaginez une jungle toute encapsulée sous sa cloche, touffue et gonflée comme si elle eût voulu s’échapper de son orbe d’île et déployer dans l’océan ses lianes et ses linéaments, mais contenue, bornée par sa physionomie d’île, d’une nature foisonnante mais contournée, presque spiralée : une sorte de pièce montée s’effilant vers le haut en un luxe de décorations de plus en plus ténues, des arbres s’effaçant presque dans l’air, des fleurs semblables à des nuages. Dessous ses dentelles, une vie globuleuse et tassée : il n’y a pas la place pour s’ébattre, et chacun vit sur chacun dans d’épais villages en formes de champignonnière où la promiscuité est la règle. Libre à chacun de s’évader dans la nature, me diriez-vous ? Hé bien non. La nature est aussi compacte que du bois de chauffage, et tandis que nous filions vers le port, frôlant les rives, nous n’aurions su glisser le plus petit doigt dans ces entrelacs, ces plantes en boudin, ces pâtés de chlorophylle qui conglutinaient tout autour.
A l’image de cette île pâtissière, ses habitants semblent y suffoquer, et l’arrivée de visiteurs, libres de la congestion qui les afflige, les plonge dans une sorte de transe joyeuse. Aussi le maire nous attendit-il en grande pompe, ceint d’une écharpe aux couleurs du dominion, et la fanfare locale, constituée pour l’essentiel de violonistes et de souffleurs de conques, nous joua avec fièvre son hymne insulaire, si chargé en harmonies et en contre-harmonies qu’il faudrait un bottin pour en épuiser la partition. Mais ce genre de musique se passe heureusement de partitions, et l’air lourd et moite se charge de l’effacer sitôt les conques reposées et les violons épuisés.
Une fois à terre, on se fraya un chemin jusqu’à l’hôtel de ville, qui s’entassait au bout d’une rue fendue dans l’amas des bicoques.
Et c’est là que l’extraordinaire se produisit. Mais le temps me presse, et vous comprendrez pourquoi dans ma prochaine lettre, si je parviens à trouver assez de souffle et d’espace pour la développer.
A bientôt Camille, j’attends la suite de votre histoire comme une brise

Gaspard