Lettre 6 Camille à Gaspard

Camille de Riveblême à Gaspard Bromzières

Mon cher Gaspard,

Si vous êtes curieux de ce qui m’est arrivé sur l’îlot Piffu, je suis pour ma part étonné d’apprendre qu’il ait pu se produire un événement extraordinaire entre le discours d’un officiel et le chemin qui mène à l’hôtel de ville, fût-ce au beau milieu d’une jungle : mon expérience en la matière m’a démontré que le risque le plus important est d’essayer de se raccrocher au manteau d’une conseillère municipale après avoir trébuché, ou de manquer, parvenu à destination, d’être étouffé par un petit four aux asperges.
Nous débarquâmes notre cargaison (je reprends mon récit de l’autre fois) non sans force jurons et ahanements, parce que les caisses étaient vraiment lourdes ; j’en avais eu le sentiment en les voyant charger sur le navire puis transborder dans la chaloupe, mais en regardant les matelots suer sang et eau pour les porter sur le quai, j’en eus la confirmation définitive. Néanmoins, le temps me pressait d’accomplir ma mission ; je recommandai donc la plus grand célérité. Nous suivîmes la route jusqu’à un embranchement où une voie plus petite, guère davantage qu’un sentier, s’échappait vers la gauche ; en continuant tout droit, nous serions parvenus jusqu’au fort, après avoir longé la propriété du comte de Pomone. Le sentier menait au manoir de ma tante.
« Courage », fis-je à mes compagnons, leur promettant – bien qu’au fond je n’en susse rien – qu’ils seraient récompensés de leurs efforts par de profondes chopes de cidre ou de bière et que nous trouverions chez ma tante de quoi nous restaurer. J’avais mésestimé le temps qui nous serait nécessaire pour parvenir à destination. L’obscurité était maintenant complète, sauf la lune à demi-pleine et les étoiles qui répandaient sur notre chemin suffisamment de clarté pour que nous puissions progresser sans trop de difficulté. De toute évidence, il nous faudrait passer la nuit sur l’île. Je laissais mes pensées vagabonder sur ce sujet, me demandant pour la énième fois quel genre d’accueil me réserverait ma tante.
La végétation était maigre, et je n’eusse, même en plein jour, éprouvé qu’une vague curiosité pour les quelques arbustes mangés par le sel, dont les formes fantomatiques se découpaient lugubrement sur le ciel et la mer. Comme il me tardait d’herboriser dans les jungles et les steppes de continents nouveaux ! Toutefois, nous débouchâmes, après avoir suivi le sentier le long d’une déclivité pendant plusieurs minutes, dans une sorte de clairière au milieu de laquelle poussait un magnifique tilleul, Tilia platyphyllos, totalement incongru dans cet endroit. J’en fis le tour, admiratif, examinant comme je pouvais dans la nuit les protubérances du tronc, dont je tâchais de calculer la circonférence.
« C’est là ? » me demanda un des matelots. Je levai la tête. L’homme d’équipage désignait, derrière le tilleul, le perron d’un grand manoir qui nous écrasait de toute sa masse. Une lueur unique, comme celle d’une chandelle, dansait derrière une vitre du premier étage.
Gaspard, savez-vous ce que c’est que le service ? Une désespérante succession d’obligations, matérialisée par toutes sortes de gens qui m’empêchent de continuer mon récit en toquant à la porte de ma cabine, au motif que ma présence est indispensable ici ou là. A demain, j’attends de vous lire avec impatience.

C. de Riveblême