Lettre 9 Gaspard à Camille

Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême

Mon cher Camille,

Comme je vous comprends : il faut parfois laisser les Mystères intacts, comme des fruits empoisonnés dont il serait fatal de prélever ne serait-ce qu’une seule bouchée. Mais mon petit doigt me dit que vous n’êtes pas encore quitte de cette histoire, d’autant que je pourrais vous dire deux mots de votre Guillaume, lequel a déjà croisé mon chemin nocturne lorsque, étudiant, je circulais dans les estaminets de Roche de Canon. Mais là encore, je ne veux rien vous dire qui puisse alimenter un feu que vous souhaiteriez légitimement éteindre. Car l’horizon vous appelle, je le lis avec émotion. Moi-même j’ai été aimanté à sa ligne parfaite. Mais je vous avoue que depuis quelques temps, celle-ci s’est bosselée de toutes parts. Laissez-moi vous retracer le fil de mes dernières aventures.
Vous vous souvenez. Sur cette île recroquevillée, je ne me sentais pas à mon aise, et lorsque vint l’heure du coucher, je sus qu’il ne me suffirait pas de fermer les paupières pour m’apaiser et trouver refuge dans les rêves. Car si je le cherchai, le sommeil ne me trouva point. Et la pointe de mon esprit, aiguisée à force d’insomnie, s’en trouva si acérée qu’elle me piqua debout, si j’ose dire, c’est à dire voûté sous le plafond trop bas, habillé de pied en cape, les pieds dans mes bottes, le souffle court. Il fallait que je sorte.
La ville était déserte et une Lune en forme de globule faisait reluire sa congestion de toits gourds et de clochetons trop mûrs. Au loin, notre bateau scintillait dans une déchirure. Dans ces ruelles trop serrées, je déambulai de guingois, me frottant le pourpoint à toutes les façades, craignant de réveiller quelqu’un. Car on ne sait jamais, n’est-ce pas, lorsqu’on voyage dans les îles, si on n’enfreint pas sans le savoir quelque coutume, si l’on ne franchit sans le voir quelque seuil sacré, si l’on ne viole pas par inadvertance un tabou puni de mort. Je débouchai sur une place ratatinée, qui évoquait le nénuphar d’un lac anémié. Au centre glougloutait une fontaine où je bus avec fébrilité, quand une voix retentit :
– Pitié, monseigneur, sauvez-nous.
– Qui parle ?
La voix était petite, contournée, retournée, au diapason du reste, mais je finis par discerner son origine : un petit homme plié dans un costume lui-même plié dans l’ombre.
– Qui êtes-vous ?
– Peu importe, il faut que vous nous aidiez !
– Je n’ai pas l’habitude de rendre service à des anonymes.
Il sortit de l’ombre, emmêlé dans son col et ses rabats, et renifla avec angoisse.
– Mon nom ne vous dirait rien, sachez simplement que je suis un survivant.
– A quoi donc ?
– Au ratatinement Monseigneur. J’ai survécu au ratatinement de mon île. Une des celles que vous avez pu admirer, une de ces pièces de collection dont le Maire s’enorgueillit et dont il ne voit pas qu’elle lui renvoie le reflet de sa fin prochaine.
– Mais…
Avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, le petit homme s’empourpra et partit dans un monologue.
– Car chacune de ces îles était un monde, monsieur, et chacune a subi l’étrange phénomène que vous observez ici : lentement, sous l’effet du philtre de ce sorcier, chacune s’est lentement effondrée sur elle-même, se congestionnant, se rembourrant, se serrant pour se faire de la place, jusqu’à ce qu’arrivée presque au point d’implosion, elle écrase entre ses plis les autochtones épuisés, vidés de leur énergie, affaissé eux aussi en eux même, dans la paresse et l’inaction, trop lents pour agir, pour réagir. Leur migraine enfla, leur tête éclata, comme un fruit mûr qu’on presse pour en faire de l’huile.
– C’est horrible.
– Et que croyez-vous qu’il se passera ici ? Lorsque l’île sera à point, tous ses habitants périront, sauf celui qui, comme moi, aura gardé assez de doute pour s’être assez méfié et, conjointement, assez d’énergie pour se sauver avant qu’il soit trop tard. Oui, monsieur, cette île finira elle aussi posée sur un coussin, dans la collection personnelle d’un autre gouverneur, d’un autre maire assez aveugle pour ne pas voir à quel rouet mortel il s’est piqué le doigt !
– Le maire ne peut être assez fou…
– Il l’est, monsieur. Le philtre de ce sorcier a de multiples effets, celui d’empeser tout esprit critique et d’engourdir la raison n’étant pas des moindres. C’est pourquoi je m’adresse à vous, vous qui êtes encore assez réveillé pour percevoir la lourdeur de l’air ambiant, et pour avoir du mal à trouver un sommeil que tous les autres ont convoqué instantanément.
– Mais alors qu’attendez-vous de moi ?
J’ignorais que ce petit homme si mal replié allait me précipiter dans une aventure sans pareille, aventure dont je ne suis pas sorti au moment où j’écris ces lignes. Un imprévu me force à écourter. Gardons la ligne Camille !

Votre dévoué Gaspard.