Il ne sert à rien de compter les éléphants pour s’endormir, parce qu’ils barrissent beaucoup trop fort. Quand on se figure qu’un éléphant saute une clôture, on l’entend barrir d’appréhension. Ces grosses bêtes ne sont pas familières de l’exercice et vous communiquent leur angoisse, si bien qu’on se redresse dans son lit en criant : « N’aie pas peur, Albert ! » C’est une conséquence de la société où nous sommes qui veut que n’importe qui, homme ou éléphant, se grandit de franchir un obstacle quel qu’il soit, clôture ou entretien d’embauche, et qu’on fait toujours bien de l’encourager ou de se dire à soi-même qu’on serait une andouille de reculer, alors que la plupart du temps on aurait bien raison de claquer la porte et d’aller boire un verre au bistrot du coin. D’ailleurs, une fois sur deux, Albert se casse la figure et s’étale dans la prairie, de telle sorte que le bilan de l’histoire est affreux : on ne dort pas et on s’en veut de l’avoir encouragé.
Naturellement, les moutons font : « bêêê », tous les apiculteurs vous le diront (ou les bergers, je ne sais plus trop qui élève les moutons) mais ils ne font jamais « bêêê » au moment de sauter une barrière pour vous aider à dormir. C’est une supériorité du mouton sur l’éléphant, du point de vue de l’insomniaque, mais il m’a semblé, au gré des innombrables nuits d’anxiété pendant lesquelles je voyais de malheureux éléphants s’étaler dans la boue que je ne voudrais pas devenir apiculteur quand je serais grand : quelle gloire peut-on trouver à enseigner à des moutons comment sauter machinalement des clôtures ?
Ayant parcouru la planète sac au dos pendant de nombreuses décennies, ma conscience politique se forma au contact des populations du monde et je suis devenu un type drôlement sage qu’on vient consulter pour connaître la réponse à tout un tas de questions comme savoir si la saison des pluies arrivera à l’heure cette année ou bien la racine carrée de machin virgule douze. Un genre d’oracle, en plus modeste.
De retour dans ma Bretagne natale, je décidai de vivre, surmontant courageusement mon vertige, en ermite au sommet d’un toit pour composer des poèmes.
Cela dura tout un quart d’heure que je mis à profit pour écrire le truc ci-dessous. Après quoi, lassé de la solitude et soupçonnant qu’il pleuvrait un jour, je redescendis me faire poète public, dans les salles des fêtes ou sous chapiteau.
Dès lors, je vais où l’on m’engage, me louant avec Adélaïde (ma machine à écrire) pour composer des poèmes à la demande des visiteurs d’un salon du livre, d’une fête ou des clients d’un marché.
Le temps que les pompiers arrivent pour m’aider à descendre par l’échelle, j’ai eu le temps d’écrire un recueil de nouvelles à paraître bientôt.
Actuellement disponible à la location, je précise que je demande une table et une chaise pour Adélaïde et moi. Pas sérieux s’abstenir.