Gaspard Bromzières à Camille de Riveblême
Mon cher Camille,
Comme il me tarde d’en savoir davantage !
Car enfin, qu’y a-t-il de plus mystérieux et évocateur que ce mot, « téthyphore », surtout lorsque vous êtes englué dans l’océan sans un dictionnaire et sans un Barnip à portée de main !
Je vous écris seul, dans un brouillard laiteux, sur une mer d’huile, assis sur le banc. Tableau sans relief, marine épaisse, je n’agis plus et ne suis qu’un motif parmi d’autres. Jamais je n’ai autant eu l’impression de faire partie du décor. Sans la consolation de votre lettre et l’élan de la mienne, je crois que je pourrais mourir d’ennui.
Voilà trois jours en effet, que je dérive sur une mer sans éclats, sans folie, inoffensive, à faire passer le lac de Pannetière pour le Cap Horn. Mes voiles abattues sont au diapason du moral, et pendent comme des gants de toilette. Nul téthyphore, nulle créature dans ces eaux sans malice.
Il en va ainsi de l’aventure, me direz-vous. Un jour on frôle la mort, le lendemain ou l’oublie. Le lundi on danse sur le volcan, et le mercredi on ronfle dans une chaise-longue. Sans doute faut-il profiter de ces moments creux pour refaire son eau et s’accorder les nerfs. Car qui sait, peut-être la mer s’ouvrira-t-elle demain en deux comme un rideau de théâtre, révélant des îles hystériques, et il sera bien temps alors de protester et de rêver à l’ennui de la veille.
Mais je m’apitoie, et vous attendez de connaître la fin de mon aventure. En guise de fin, ce n’est qu’un début.
Vous vous souvenez, Camille, que je m’étais éloigne de l’île ratatinée, emportant avec moi la collection d’îles réduites de son maire. Et vous vous souvenez qu’il était convenu avec le mystérieux bonhomme que je les rendrai à la mer, comme on rend sa liberté à un animal trop longtemps captif. Et bien c’est exactement ce que je fis, et la surprise dont je vous parlais n’est pas là.
Car sur l’eau, une fois hors d’atteinte, je déposai bien une à une, comme des nénuphars, lesdites îles sur l’eau. La mer était presque aussi calme qu’aujourd’hui, et la manœuvre avait des allures de petit rituel, comme lorsque les enfants déposent, à la Sainte Pascalune, des fleurs dans le courant et les regardent s’éloigner à la lumière des cierges.
Un rituel, en effet, mais immédiatement efficace. Car je sentis tout de suite que la mer, au contact, réagissait.
A chaque dépôt, l’eau déploya autour de l’île une large corolle de cercles excentriques, comme si chacune pesait sur elle plus lourd que sa modeste taille l’aurait laissé supposer, et que le poids de l’île originelle se trouvait toujours là, latent. L’eau, dit-on, a de la mémoire. Et je crois me rappeler que la masse et le poids sont deux choses différentes, et vous saurez sans doute me le confirmer, car j’ai souvenir qu’en cours de sciences, lorsque ma sieste me laissait un peu de répit et que j’ouvrais l’œil, vous étiez, vous, bien réveillé Camille, et ne perdiez pas une miette de ce savoir qui me fait désormais cruellement défaut.
Mais rien ne sert d’échafauder des théories quand on n’a ni marteau ni clous pour cela : je déposai les îles, la surface de la mer tressaillit à chaque fois et, vous me croirez peut-être, comme j’essaye de le croire moi-même, j’entendis à chaque fois comme un soupir, un chuchotis d’eau et de vent, une exhalaison. Un frisson serait peut-être le mot. La mer me révéla la peau de ses vagues comme un épiderme infiniment sensible. Bien sûr, les vagues ont une surface. Bien sûr elles sont gainées d’eau, sans quoi elles se déverseraient par le haut, dans tous les sens, n’en déplaise à notre professeur de sciences et à sa loi de la gravité dont je ne me souviens plus du détail. Je ne plaisante qu’à moitié : l’eau, la mer, m’apparut alors comme un corps, un contenu dont il est lui-même le contenant, enveloppé d’une peau d’eau ; Les vagues sont des muscles Camille, des muscles qui, sous nos yeux, roulent des mécaniques.
Alors me direz-vous ? Alors c’est là que se produisit l’événement dont je vous parlais. Car le frisson passé, le temps sembla se suspendre. Le vent se tarit. La rumeur de l’océan fut coupée nette.
Et soudain, sans préambule, les îles éclatèrent comme des fruits mûrs.
Oui Camille, d’un coup d’un seul, elles reprirent leurs prérogatives, leur taille et leur voilure, et leurs arbres sautèrent comme des ressorts de matelas qu’on décomprime, envoyant au vent mille et un cris d’oiseaux, de singes, de bestioles compressées avec le tout, contraintes de survivre dans le tas comme des insectes à la vie lente. Soudain, ce fut une formidable clameur, un vivat de champagne qui saute, une libération. Et sur la mer il y a peu si délicate, désormais labourée et chahutée, chacune de ses vagues musculeuse attendrie comme un tentacule à coups de marteau, c’est tout un archipel qui déploya sa ribambelle, les unes rebondissant sur les autres comme ces bateaux tamponneurs de la fête foraine, lesquels s’envoient dans les cordes du manège afin d’y rebondir. Mais là, pas de cordes et pas de manège Camille : l’océan laissa s’épanouir l’archipel et y déployer d’un coup ces mondes hétérogènes. Car chaque île avait été piochée dans une partie du monde, et chacune offrait une flore, une faune et des surprises fort différentes.
Je plantai ma barque dans un plage et entrepris de visiter la première.
Imaginez mon vertige, Camille : j’étais le Robinson d’îles multiples, de mondes en accordéon !
Je vous dirai bientôt ce qui se produisit sur la première. Mais d’abord, ce téthypore !
Votre Gaspard