Lettre 18 Camille à Gaspard

Camille de Riveblême à Gaspard Bromzières

Mon cher Gaspard,

Vous me parlez de logique ? Je vous réponds : protocole scientifique. Lavoisier, qui était chimiste, mélangeait des produits en prenant soin de les peser d’abord pour vérifier qu’il en resterait moins après les avoir brûlé dans un creuset : c’est une méthode semblable qui me fit commander qu’on m’attache au mât du navire. Je saurais, le lendemain matin, s’il resterait de moi autant que la veille. Je ne pourrais, comme Ulysse, prétendre avoir entendu le chant des sirènes, mais, soumis à la même expérience que lui, je serais capable de mesurer comment et à quel point elle m’a transformée, et de mieux comprendre le phénomène que j’étudie. C’est ainsi que la science progresse. Je vous recommande beaucoup, dans vos démêlés avec les cyclopes, d’adopter des méthodes similaires.

Les deux premières heures, il ne se passa rien. Je ne progressai pas d’un pouce dans l’analyse du tétyphore ; sa raison d’être me demeurait obscure. Une ou deux fois, je fus traversé par un sentiment d’inutilité. Si j’avais pu noter mes observations dans un carnet, elles se fussent bornées à la mention de l’énorme animal à côté du navire, en précisant qu’il m’était cependant, à cette heure et de l’endroit où je me trouvais, impossible de l’apercevoir. Je tempérai mon impatience naturelle en me répétant que les révélations surgissent comme des oasis dans le désert, et qu’il est par définition nécessaire d’attendre le temps qu’il faut avant que toute attente prenne fin.

Peu à peu, malgré moi, mes pensées se détachèrent de leur objet premier. Il me vint à l’esprit que, petit garçon, j’adorais la soupe de potiron.

N’est-ce pas une pensée surprenante, et particulièrement originale ? Je n’aurais jamais imaginé qu’un voyage sur l’océan dût être le lieu de se remémorer mon goût pour la soupe au potiron – il n’aurait pas dû l’être – il ne l’aurait pas été sans le tétyphore – mais cela je n’y ai réfléchi qu’après qu’on m’eut délié, plus tard.

De la soupe au potiron je glissai vers les principes fondamentaux qui sous-tendent l’univers – il y avait un rapport, le légume – et de là, vers mille choses diverses, grandes ou petites. Le plafond d’étoiles m’inspirait une foule de réflexions. J’ébauchai des théories d’une complexité admirable. Si j’avais pu les noter, le monde en eût été changé. Quelque part alentours d’une heure ou deux heures du matin, je sombrai dans un demi-sommeil, sans cesser d’imaginer et de comprendre ; de temps en temps, ma tête basculait sur mon épaule, ce qui me réveillait. Je modélisai par une équation dont je ne me souviens plus une loi sur le basculement des crânes.

Éprouvais-je une sensation de fraîcheur à cause du vent ? Cela me rappelait un hiver de mon enfance où il avait beaucoup neigé ; j’étais capable de me figurer que s’il n’avait pas neigé cet hiver-là, mon enfance eût été tout autre et de me représenter l’homme que je fusse alors devenu.

En une nuit, en une nuit terrible, extravagante, mystique, je touchai du doigt ce qui d’ordinaire est impalpable et constitue la matière cachée, l’architecture invisible du monde. Au matin, il pleuvait, une pluie fine qui avait dû commencer un peu avant l’aube – je n’avais rien senti, plongé dans mes spéculations. Barnip vint me voir et me demanda si tout s’était bien passé.
– Je voudrais que cela n’eût point de fin, murmurai-je.
– Doit-on vous laisser encore un peu ficelé ?
Je sursautai.
– Surtout pas.
La faim, je m’en rendais compte, me tenaillait l’estomac. J’éprouvai d’un seul coup l’inconfort de ma position. Je redescendis sur terre (si j’ose dire), à nouveau moi-même, quoique intérieurement changé.
– Vous êtes sûr ?
Libérez-moi, Barnip. Je vous ferai de la soupe aux potirons. Je m’y engage. Pendant toute une semaine.
Ce que ma proposition avait de rationnel et de sensé, il ne pouvait pas le comprendre, n’ayant pas été soumis à la même épreuve que moi.

Il me délivra, et je m’efforce depuis trois jours de tenir ma promesse, dans la mesure où il est humainement possible de la tenir (nous n’avons pas de potiron à bord).

À présent, certaines choses comptent pour moi davantage qu’avant cette nuit singulière ; je ne saurais mieux dire le rôle du tétyphore. Cet animal produit un effet considérable sur la psychologie de ceux qui s’y intéressent. Je laisse à d’autres le soin d’étudier son anatomie ; il me suffit d’avoir compris l’essentiel. Songez que – le second me le révéla – moins d’une heure après qu’on m’eut attaché, il s’était éloigné du navire – et que par conséquent cette bête est capable d’affecter un scientifique à distance. Vertigineux.

Je vous laisse. Je vais réchauffer du bouillon. Nous approchons d’une île. Je m’en réjouis car je brûle d’un peu d’action. Il ne s’agit pas de l’Angleterre, on aperçoit des pyramides. J’en suis heureux, car le thé m’occasionne des transports nerveux.

Voici pour vous élucidé le mystère du tétyphore, je vous recommande de faire comme moi si vous en croisez.

C.