Lettre 16 Camille à Gaspard

Camille de Riveblême à Gaspard Bromzières

Mon cher Gaspard,

Une idée ne surgit pas du néant : il faut, avant qu’elle éclose dans un parterre – le parterre c’est mon cerveau – qu’une main généreuse en ait semé les graines, qu’une terre fertile en ait permis la germination, qu’un climat propice en ait favorisé la croissance sous la forme d’une tige et de feuilles qui sont allégoriquement les prémisses de la révélation, que par mille soins divers on ait écarté de cette jeune pousse les périls qu’encourt une réflexion nouvelle dans le monde des idées. Cette main, cette terre, ce climat, ces soins, ce sont la poésie, la physique, l’histoire et la géométrie. Il a bien fallu que la gravitation existe pour que Newton puisse la découvrir, que l’épopée de Gilgamesh fût rédigée afin que La Fontaine écrivît des fables qu’il prit sur Ésope – cela présumant que l’écriture elle-même ait été inventée – que la mer fût remplie d’eau pour qu’un bateau s’abstienne de couler tant qu’on n’y fait pas de trous : etc. (Et pour écrire etc, a-t-il fallu parler latin !)

Je formule ici des évidences ; vous n’avez pas besoin qu’on vous rappelle que toute cause est suivie d’effets, seulement que je vous fasse part desdits effets, comme j’attends que vous m’expliquiez sur quoi débouchent vos clairières successives : elles sont inévitablement un prélude à ce qui les continue. (D’ailleurs, vous l’annoncez dans votre lettre).

Il semble que sur mon navire, personne ou quasiment ne soit capable d’entendre un raisonnement si simple. Barnip, passe encore : il n’a pas étudié le grec ni la littérature. Mais quand j’ai expliqué vouloir qu’on m’attache au mat, comme Ulysse, pour mieux étudier le téthyphore, un officier m’a objecté que cet animal ne chantait pas pour attirer les marins.

– N’êtes-vous pas curieux d’en connaître la raison ? demandais-je. Allons, liez-moi les mains : je passerai la nuit sur le pont.

Gaspard, j’ai touché du doigt cette vérité que l’inspiration d’un seul se heurte à l’incrédulité de tous ; combien d’autres avant moi ont éprouvé cette sensation ?

La sagesse d’Homère parlait pour moi, et le bien-fondé des mythes s’est vérifié souvent : ce qu’ils figurent correspond à des faits, à des comportements individuels ou collectifs que la science et la psychologie ont pu établir en différentes occasions.

Il a fallu batailler pour qu’on m’obéisse. Je regrette d’avoir à l’écrire, mais j’ai dû élever quelque peu la voix et parler d’un ton sans réplique.

Au bout d’un certain temps, j’obtins gain de cause. On m’attacha. Je fis semblant de ne pas voir certains haussements d’épaules. Du reste, mon esprit se tournait déjà vers cette nuit de veille et d’affût. L’inconfort de ma position ne me dérangeait nullement. Je regrettai seulement de n’avoir pas demandé qu’on me lie après le repas du soir.

Ce qui se produisit dès que la nuit fût complètement tombée me récompensa de mon obstination. Une méthode éprouvée, quoiqu’on en dise, est un bon moyen de résoudre une question, quand on l’applique avec discernement. Le téthyphore, désormais, n’a plus de secret pour moi.

J’avais raison.

À demain Gaspard,

C.