Tiens, Paulette

L’autre jour, à la bibliothèque, comme, attablé devant un codex du XIIIe siècle, je songeais au cintrage du D majuscule chez les moines bénédictins, une amie vint me taper sur l’épaule.

 – Réveille-toi, Bob. Tu devrais regarder ce truc-là. C’est du tout cuit pour tes critiques littéraires.

tpPaulette

– Juste ciel ! m’écriai-je après que j’eus repris mes esprits, mais ce n’est pas un livre !

Le sens de l’observation est une seconde nature chez moi. J’avais remarqué que l’objet qu’on me présentait n’était pas un livre.

– Il s’agit d’une cassette vidéo, ajoutai-je, péremptoire et concis.

– Oui, mais le titre est rigolo, rétorqua mon interlocutrice avec à-propos. Comme tu lis rarement un livre au-delà du titre, il n’y a pas de raison que tu ne pondes pas une de ces chroniques dont tu as le secret à partir de celui-ci.

– Hé là ! fis-je, outré, hé là !

Je n’ajoutai rien d’autre mais on sentait dans la vigueur que je mis à crier « hé là » combien les types dans mon genre ne transigent pas avec la déontologie. Je parle littérature dans cette rubrique, il ne saurait-être question de dériver sur autre chose. Mais elle était déjà partie, et je me penchai malgré moi vers la cassette, curieux comme à l’accoutumé de tout ce qui m’est soumis, fût-ce un machin sans intérêt.

C’est vrai que le titre était rigolo.

tpresumeDialogues de Michel Audiard

Quand on parle cinéma, alors là, pardon, mais le plus calé de l’assistance, c’est toujours moi. Naturellement, j’avais déjà entendu parler une ou deux fois de Tiens, Paulette, faut que j’te dise etc, mais je ne l’avais jamais vu. Très curieux, parce que les deux épisodes suivants : Au fait, Jeanine, faut que j’t’annonce, on s’envole au Pérou et Tiens, Marcel, faut que j’te dise, on dîne chez les Dupont gisent au pied de mon canapé depuis quelques éternités et qu’il ne se passe pas une semaine sans que je regarde l’un ou l’autre en essuyant une larme au moment critique.

tpresumedupont

Rien ne ressemble davantage à un microfilm contenant les secrets du Pentagone qu’une cassette vidéo dans sa boite :

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Dans le cas présent, je n’ai pas d’éléments absolument irréfutables pour démontrer que Tiens, Paulette, faut que j’te dise on part au Sénégal contienne un ordre de mission pour un agent de la CIA, mais certaines choses m’ont paru très suspectes. Je ne peux pas en dire plus. A un moment donné, un agriculteur sénégalais dit : « Pourquoi pas ? »

tpcaptureecranUne capture d’écran. Étrange.

Si l’on considère le film comme un simple divertissement, je ne vois rien à l’horizon qui m’empêche de vous livrer une analyse brillante de la situation. Les ressorts de l’intrigue sont assez minces. Trois points se dégagent tout de suite aux yeux avertis du critique :

a) l’agriculteur bourguignon est barbu.

b) La femme d’un des types s’appelle Paulette.

c) Il est vaguement question de la faim dans le monde.

On pourrait bien sûr entrer dans les détails, mais je ne veux pas ennuyer mon auditoire en évoquant la femme du Bourguignon, qui est assise auprès du Bourguignon pendant l’interview, l’incohérence de l’agriculture mondiale, la surproduction, la concurrence, l’Unicef, les tomates, que sais-je encore ? Et puis toutes ces histoires de tiers monde et de peuples à nourrir sont loin derrière nous, maintenant qu’on peut faire ses courses par internet.

– Dis donc, Bob, tu as vu ça ?

Voilà qu’à nouveau la même amie que tout à l’heure me tapait sur l’épaule et présentait à mes yeux papillonnants deux cassettes vidéos :

tpherontpgroenland

Saperlipopette ! Il existe donc une femme dont le charisme et la présence sont tels qu’on a jugé que la montrer désignant un téléviseur à des adolescents fût à même d’illustrer le Sénégal, le Groenland, le héron cendré et sans doute un tas d’autres sujets ! Marlon Brando et Adjani peuvent aller se rhabiller.

  – J’en ai toute une collection, si tu veux.

 – Non merci. Je tiens une rubrique littéraire et je reviendrais la semaine prochaine à de la littérature. Semblable au jeune poulain, je piaffe de tout mon être en direction de l’herbe tendre dont est composé certain ouvrage de poésie. Veux-tu savoir de quoi il sera question ?

Mais elle était déjà partie.

 La semaine prochaine : l’almanach du facteur 2012.

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Un amour de pince à linge

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Histoire de France

Il n’est jamais trop tard pour s’instruire et il est beaucoup trop tôt pour dîner. Instruisons-nous donc en attendant la soupe au moyen d’un abrégé d’Histoire écrit par Mme de Saint-Ouen :

hfcouvhistoire

La présente édition date de 1860 mais, si mes renseignements sont exacts, Mme de Saint Ouen y mit le point final quelque part dans les années 1820, s’épongea le front et fit parvenir le manuscrit à l’amicale des instituteurs qui s’empressa de le couronner et de recommander qu’on le diffusât auprès des petits enfants avides de savoir par cœur la biographie de Clodion le chevelu.

 Car ce manuel répertorie tous les rois de France, dans l’ordre, sauf Moctezuma. Chaque biographie est illustrée d’un portrait en médaillon du monarque, ce qui est l’occasion de méditer sur l’évolution de la moustache. Il faut bien s’avouer que la plupart d’entre eux ont mérité leur surnom :

hfClodionClodion le chevelu

 

hfCharlesCharles le gros

 

hfPepinPépin le bref

 

hfBalthazarBalthazar le flou

 

hfGastonGaston le retardataire

 

Hormis cet incompréhensible ostracisme envers les Aztèques, Mme de Saint-Ouen pèche par un regrettable excès de sérieux dans sa manière de raconter l’histoire. C’est au point qu’on n’y reconnaît pas ses héros préférés. Est-ce que vous auriez cru que Dagobert avait mené une existence aussi terne ?

hfDagobertZut, j’ai mis sa biographie à l’envers

 

Inutile de vous dire que tout cela n’est pas très crédible. On voit immédiatement, en feuilletant l’ouvrage, que Mme de Saint-Ouen a préféré censurer les épisodes les plus amusants de la vie des grands garçons dont elle dresse le portrait, et qu’elle ne manque jamais de leur taper sur les doigts quand elle peut. A la manière dont elle écrit de Dagobert qu’il « s’abandonna aux plaisirs et à la mollesse », on sent qu’elle préconise l’huile de foie de morue plutôt que du chocolat tiède au goûter. Si j’avais été roi de France, Hervé Ier l’intrépide aurait à peine été gratifié par elle d’un « brave type, mais enclin à préférer une bonne sieste au gouvernement de la France ». Alors que j’aurais conquis la moitié de l’Europe à la belote en 1522 (pour peu que Charles Quint eût été un peu joueur). Après ça, c’est bien la moindre des choses de se reposer un peu, non ? C’est toujours pareil. Quand vous êtes efficace et précis, on pense que vous ne fichez rien.

Chaque biographie est d’ailleurs perfidement terminée par un petit questionnaire où l’auteur – sournoise – tente d’influencer les opinions du lecteur :

hfquestionnaireDagobert

Vous trouvez que j’exagère ? Voici trois exemples de questions posées « innocemment » par Mme de Saint-Ouen :

Ce prince travailla donc au bonheur de son peuple ?
En quelle année ?
Ce prince ne fut-il pas le dernier des Capets ?

 Alors, hein ? Aujourd’hui encore, « le dernier des Capets » est une expression méprisante, qui retentit trop souvent dans les cours de récréation et dans les débats politiques télévisés, à cause de Mme de Saint-Ouen. Tout ça me dégoûte, vraiment. On ne m’y reprendra plus, à m’instruire, avant un bon bout de temps.

Vendredi prochain : Tiens, Paulette, faut que j’te dise, on part au Sénégal, par Agnès Guérin, production Les films du Village-Plein Champ

Questionnaire : Est-il trop tard pour s’instruire ? – Que voit-on immédiatement ? – Mme de Saint-Ouen aime-t-elle le chocolat tiède ? – Hervé Ier ne fut-il pas le plus grand prince de son temps ? – De quoi est-il dégoûté ? – De quoi sera-t-il question vendredi prochain ?

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Remise des tickarts 2012

http://poetickets.over-blog.org

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La recette du gâteau breton

Chouette ! C’est l’été ! Les petits oiseaux chantent, les alligators somnolent au fond des marigots, les abeilles vrombissent dans les champs et du ciel radieux ne tombe d’autre pluie qu’une torpide ondée de rayons solaires en vrac. C’est l’heure de parler du gâteau breton. Le manuscrit que je reproduis ici est une rareté. Il s’agit de la recette du gâteau breton écrite sur un bout de papier par ma mère, pas plus tard qu’il y a deux semaines.

gbrecettedebut Recette du gâteau breton, page 1
H Eléouet, collection particulière

 

Une analyse rapide suffit pour analyser rapidement la chose, et la conclusion s’impose d’elle-même. N’importe quel graphologue vous dira que c’est un gâteau délicieux. « Rien n’est plus facile que de s’en assurer », répliquera n’importe quel pâtissier. Depuis le temps lointain de mes expéditions en Antarctique où je rôtissais des pingouins pour assurer ma subsistance, je n’avais plus jamais cuisiné. Mais, par l’enfer, pensais-je à part moi l’autre jour, qu’on me munisse une fois seulement d’un moule de 26 cm de diamètre environ, et on verra ce qu’on verra ! Dans l’instant que je pensais cela, mes yeux tombèrent soudain sur un tel moule, posé comme par un fait exprès sur l’étagère du buffet !

SONY DSCCe moule a 26 cm de diamètre environ. Calculez la circonférence du moule. Combien peut-on poser de moules côte à côte sur une étagère de 35 m2 ?

 

Si vous avez bien lu, le grand principe du gâteau breton consiste à mélanger ce qu’on a sous la main dans un saladier et, si ce qu’on a sous la main est providentiellement composé de sucre, de farine, d’œufs et de beurre en idéales proportions, le gâteau est réussi. Par un effort de réflexion que je ne m’explique encore pas très bien, j’eus l’idée de réunir les ingrédients sur la table – comme s’ils s’y fussent trouvés par hasard – afin de mettre toutes les chances de mon côté. Après quoi, rien de plus simple. Quand on a plumé des pingouins dans le Grand Nord, on ne craint pas de mélanger des œufs, du beurre, de la farine et du sucre.

SONY DSCGâteau avant fusion

 

C’est de mes mains burinées par les intempéries, auxquelles il ne me reste plus que trois doigts valides, un à droite, deux à gauche (le couvercle du piano a sectionné les autres en se refermant brutalement sur eux un jour que j’interprétais la rhapsodie hongroise devant un parterre composé de grands de ce monde) que je m’appliquais donc à – comme il est dit dans le manuscrit – mélanger, émietter, travailler, reconstituer en boule. Sur ce dernier point, j’ai quelques réserves, le concept de boule unique évoqué dans la recette me parait devoir s’incarner dans la vie réelle en plusieurs masses collantes qu’on ne parvient à étaler qu’à force de les secouer vigoureusement au-dessus du plat pour qu’elles se détachent des mains – le point commun, à ce stade, entre la pâte et du sparadrap ne doit cependant pas trop vous inquiéter si vous tentez l’expérience. Voyez plutôt le résultat :

SONY DSCLa pâte est domestiquée dans son moule. Elle ne peut plus vous coller aux doigts.

 

C’était l’heure de consulter la suite du programme :

gbrecettesuiteRecette du gâteau breton, suite et fin
H Eléouet, collection particulière

 

En le suivant consciencieusement, on arrive à la fin de l’histoire sans trop se fatiguer :

SONY DSCLe dénouement est proche.

 

SONY DSCCe gâteau est cuit.

 

SONY DSCTon compte est bon, mon gaillard !

 

« Miam ! » suis-je tenté de résumer. On peut ajouter de la strychnine afin d’empoisonner sa grand-tante Adélaïde, ou bien une lime pour que son cousin Bob s’évade de prison. Mais la merveilleuse particularité du gâteau breton réside dans sa faculté d’être conservé très longtemps, ainsi qu’il est ici mentionné d’une plume hésitante :

gbsegarde

 

La légende murmure qu’après quelques semaines, il est meilleur. C’est une légende. La Villemarqué la mentionne quelque part. Mais personne n’a jamais vérifié. En 1852 – nous sommes en plein romantisme, un jeune poète exalté décida de tenter l’expérience. Voici un extrait de son journal intime :

Mardi 5 juin 1852
Mon mal de vivre continue. Comprenez-vous que j’aspire à l’infini ? J’ai décidé d’attendre un mois avant de manger le gâteau breton que je viens de cuire. On verra bien si la recette dit vrai.

Mercredi 6 juin 1852
Je n’en peux plus. J’ai déjà mangé la moitié du gâteau en m’inventant des excuses.

Jeudi 7 juin 1852
Je suis faible. Il ne me reste plus qu’à me jeter du haut de la falaise.

(Le journal s’arrête là).
Pour terminer, je suis en mesure de donner quelques conseils aux personnes qui seraient tentées par l’aventure :
– Ne prenez pas de photographies pendant que vous préparez le gâteau sans vous être lavé les mains au préalable, surtout si l’appareil n’est plus sous garantie.
– N’essayez pas non plus de pratiquer l’aquarelle ou la gymnastique rythmique et sportive. Chaque chose en son temps !
– Essayez un peu de manger des crêpes à la confiture en mélangeant la pâte, pour voir. Vous ne ferez pas les malins très longtemps.

 

La semaine prochaine, Histoire de France par Mme L. de Saint-Ouen, Librairie de L. Hachette et Cie, 1860.

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La vieille cheminée

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Bob et Natacha

La plupart du temps la terre est ronde et le temps s’écoule en pays de cocagne avec la fluidité du petit ruisseau qui gazouille dans la prairie, mais il arrive que parfois les sombres nuages de la contrariété assombrissent de leur silhouette inquiétante le ciel radieux de l’existence.

Ainsi de cette chronique où je ne peux faire mieux qu’étaler mon embarras pour la raison que je ne connais pas la langue dans laquelle sont écrits les romans dont il est aujourd’hui question.

BobNatcouv

 

Ah ! L’Inde ! Les éléphants ! Les boas constrictors ! Les renards des neiges ! Les mammouths laineux ! Pour quelqu’un qui, comme moi, ne s’est hasardé au-delà de Ploudalmézeau qu’en de rares occasions, ce pays figure l’exotisme absolu. Mon petit frère est allé en Inde. Il en revint les bras chargés d’or et de pierreries – qu’il avait probablement dérobés dans le palais d’un maharadjah, trésor dont il couvrit des pieds à la tête sa sœur et ses parents, avant de se tourner vers moi et de jeter négligemment à mes pieds les deux livres chiffonnés dont la couverture est représentée ici. Comment avait-il deviné que j’en rêvais ? Je n’aurais pas échangé ces deux livres contre les rivières de lapis-lazulis dont il répandait les ondes tintinnabulantes sur le plancher.

 Je lisais l’autre jour une théorie d’Einstein selon laquelle E=MC2 et je murmurai in petto « Félicitations, Albert, tu tiens le bon bout » ; non que je comprisse aussi peu que ce fût la signification du E, du M, du C ou la raison pour laquelle ce bougre de physicien mettait au carré la multiplication de ces deux dernières lettres, mais mon formidable instinct m’avertissait de ce qu’il avait visé juste. Ça ne m’étonnerait pas qu’on entende parler de ce type très prochainement et, je serais vous, je miserais quelques euros sur sa binette pour le prochain Nobel. Ce même genre d’instinct ne pourrait-il pas m’avertir, en bouquinant les livres mentionnés plus haut, de ce qu’on éprouve à la lecture de telle ou telle page ? Ne serait-ce pas un talent prodigieux ? Essayons :

BobNatrec2Le suspense est à son comble

 

BobNatrec1L’angoisse nous taraude

 

BobNatrec3L’émotion nous étreint

 

Mon embarras de tantôt fond comme neige au soleil. L’illustrateur ayant en outre jugé bon de souligner par de jolis petits dessins tel ou tel passage, je suis en mesure de les traduire. Un brin de jugeote suffit chaque fois pour en comprendre le sens.

BobNatpotage« Bob, s’écria Natacha, il y a une mouche dans le potage ! »

 

BobNatcoeurBob avait le cœur brisé. Natacha ne voulait plus dîner avec lui.

 

Je laisse les plus malins d’entre vous déduire la traduction complète des six pages reproduites dans cet article à partir de ces deux extraits. C’est facile maintenant.

 Ah ! L’Inde ! Ce pays lointain où Bob n’aurait pas dû épouser Natacha ! Quand je pense à la rotondité de la terre il m’arrive de désirer d’en parcourir la circonférence et de m’arrêter ici ou là pour admirer le paysage. Mais j’aime encore mieux me prélasser dans les littératures du monde, qui ne sont pas si compliquées que ça. A propos d’Einstein, tiens, j’aurais une suggestion à lui faire : Y = HG3, où Y représente un yoyo, H la hauteur du fil et G la trajectoire de l’engin. Quand on joue au yoyo, cette formule permet de passer agréablement le temps en essayant de la comprendre.

 

 Ah ben tiens, la semaine prochaine nous évoquerons la recette du gâteau breton.

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Amour impossible à Valparaiso

« Amour impossible à Valparaiso » est un petit film tourné l’été dernier. J’avais sorti Bilodule de son placard. Clotilde de Brito interprète la mâchoire, qui est l’autre personnage de l’histoire, avec un réalisme effrayant. Il s’agit d’un moulage de mes dents (pas Clotilde, la mâchoire) qu’un dentiste m’offrit autrefois. Les paléontologues pourront déduire l’âge que j’avais rien qu’en les observant.
Avec le recul, je trouve que ce film d’animation en manque tout de même un peu. C’était très rigolo de le réaliser.

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Pas pressé

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Mots à caser spécial loisir décembre 1986

Léon Tolstoï, qui portait une barbe, ne manquait jamais de la caresser distraitement avant de se mettre à travailler. Caressons-nous distraitement une longue barbe imaginaire où l’âme Russe est empreinte et commençons de travailler à la critique d’une œuvre majeure que les siècles ont charriés jusqu’à nous par le mouvement inlassable du Temps qui charrie toutes choses avec une égale impassibilité. Si pas les siècles, en tout cas les dizaines d’années. En tout cas, deux décennies et demie puisque le livre que nous allons aujourd’hui disséquer n’est rien moins que le Mots à caser spécial loisir de décembre 1986, dont les jeux furent composés par Alain Dubois.

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Quand on regarde la couverture on s’aperçoit qu’ils eussent pu être composés par n’importe qui d’autre dont le nom et le prénom ont une lettre en commun. Le sens de l’œuvre en eût-il été changé ? Pas sûr. C’est le propre des grands livres qu’ils dépassent leur créateur de très loin pour toucher à l’universel. On a le cœur fendu par tant d’humanité. L’auteur importe peu, au fond, du moment qu’il tient dans les cases.

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Ça relativise beaucoup Guerre et paix. Mais ce qu’il y a de chouette avec les mots à caser, c’est qu’avant de jouer on peut utiliser les grilles pour s’assurer qu’on ne souffre pas d’un trouble de la vue :

motsacaseranagrille_carres_noirsSi vous voyez des petits carrés noirs dans cette grille, consultez un ophtalmologiste.

motsacasergrille_blanche_lettresSi vous ne voyez aucun petit carré noir dans cette grille et que pour vous les lettres inscrites sont « E », « L », « T », « O », « U », « N », consultez un ophtalmologiste. A votre place, je m’inquiéterais.

Le tout étant de ne pas se tromper de page pour poser un diagnostic. On a vu des lecteurs qui ont consulté des ophtalmologistes au lieu de remplir une simple grille de mots croisés. La plaie de l’ophtalmologie, ce sont les cruciverbistes distraits.

Mais quittons les généralités pour aborder un chapitre peu connu du Mots à caser spécial loisir de décembre 1986. Il s’agit, pages 33 et 34 dans l’édition dont il est ici question, du tournant de l’histoire. A cet endroit du récit, le narrateur dit : « Composez votre grille en utilisant tous les mots ci-dessous et en noircissant 24 cases ».

On ne saurait inviter mieux le lecteur à composer sa grille en utilisant tous les mots ci-dessous et en noircissant 24 cases. La sobriété sied à de telles invitations. Le suspense est à son comble. On ne peut en croire ses yeux. C’est le moment ou jamais de prendre un crayon, d’en suçoter l’extrémité pendant qu’on réfléchit à la manière de remplir la grille avec les mots qui nous sont proposés tout en noircissant 24 cases, et de se lancer dans l’aventure comme on saute à l’élastique . En criant « yahou ».

motsacasergrilleprinceAndreYahou !

Quelle sensation d’infini vous transperce alors ! Quelle plénitude ! Quel à-propos dans le choix des mots ! « Iena » ! « Voltigeur » ! « Isba » ! (Alain Dubois devait être en train de lire Guerre et paix quand il a composé cela). « Vestiaires » ! (Il devait attendre le début d’un match de foot à la télé). « Nasa » ! (Il devait penser au premier homme sur la lune).  » « As » ! (Il devait jouer aux cartes). « Atre » ! (C’était l’hiver) « Os » ! (il devait penser à un os).

Ne dirait-on pas le prince André qui regarde les nuages à la bataille d’Austerlitz, tandis qu’une fusée où deux cosmonautes se tapent une belote traverse l’immensité pendant que le chien du premier ronge un reste de gigot devant la cheminée en regardant d’un œil distrait l’écran du téléviseur où l’équipe de France s’apprête à rentrer sur le terrain ?

Certains psychanalystes pensent que je devrais demander un internement d’urgence, mais ils se trompent.


Vendredi prochain nous aborderons, non pas un mais deux livres dans cette chronique. Malheureusement je ne sais pas en déchiffrer les titres.

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